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Ce qu'il veut imposer, ce n'est pas un armistice mais la paix.

D'ailleurs, ils la lui réclament tous - Talleyrand, Caulaincourt, et même les maréchaux. Quant aux grognards, ils la désirent aussi. Voilà plus d'une année qu'ils n'ont pas revu la France.

Et lui, croit-on qu'il ne la veuille pas ?

Il envoie le grand maréchal Duroc à Bennigsen. Il invite le prince Lobanov à sa table. Il regarde longuement l'envoyé de Bennigsen, puis il lève son verre avec solennité. Il boit, dit-il, à la santé de l'empereur Alexandre. Il prend Lobanov par le bras, l'entraîne vers une carte, lui montre la Vistule, en suit le cours du doigt.

- Voici la limite entre les deux Empires, dit-il. D'un côté doit régner votre souverain, moi de l'autre.

Le dimanche 21, un armistice est conclu.

« Je me porte à merveille et désire te savoir heureuse », écrit-il à Joséphine.

Il est gai.

Peut-être est-ce enfin la paix, l'entente avec le tsar, qui contraindra l'Angleterre à accepter pour la première fois depuis 1792 la France telle qu'elle est devenue.

Le lundi 22 juin, il ordonne que les canons tonnent pour annoncer la mise en application de l'armistice. Il pleut sans discontinuer, mais il voit les soldats s'embrasser sous l'averse. Il se met à dicter avec allégresse la proclamation à la Grande Armée, qui va clore cette campagne.

« Soldats, dit-il, le 5 juin nous avons été attaqués dans nos cantonnements par l'armée russe... L'ennemi s'est aperçu trop tard que notre repos était celui du lion. Il se repent de l'avoir troublé... Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niémen avec la rapidité de l'aigle. Vous célébrâtes à Austerlitz l'anniversaire du couronnement ; vous avez cette année dignement célébré celui de Marengo... »

Maintenant il doit leur parler de la paix.

« Français, reprend-il, vous avez été dignes de vous et de moi. Vous rentrerez en France couverts de tous vos lauriers et après avoir obtenu une paix glorieuse qui porte avec elle la garantie de sa durée. »

Il le veut, comme ces soldats dont il aperçoit les silhouettes marchant sous la pluie, la crosse du fusil sous la saignée du bras et le canon appuyé au bonnet à poil.

« Il est temps d'en finir, conclut-il, et que notre patrie vive en repos à l'abri de la maligne influence de l'Angleterre. Mes bienfaits vous prouveront ma reconnaissance et toute l'étendue de l'amour que je vous porte. »

Il doit gagner la bataille de la paix.

Lorsqu'il retrouve le prince Lobanov, il lève à nouveau son verre où pétille le champagne, en l'honneur du tsar Alexandre. Puis il s'enquiert de la santé de la tsarine Élisabeth.

Il remarque que Lobanov est si ému que ses yeux se sont remplis de larmes.

- Regardez, regardez, Duroc, lance-t-il, comme les Russes aiment leurs souverains !

1- Le Bulletin de la Grande Armée.

2- Frère cadet de Napoléon-Charles. Né en 1804, mort en 1831.

10.

Napoléon galope au bord du Niémen, ce 25 juin 1807. Le soleil est à son zénith. Il va être 13 heures.

Tout à coup, derrière un bouquet d'arbres, Napoléon aperçoit au milieu du fleuve le radeau que les sapeurs ont construit dans la nuit et la matinée puis amarré afin qu'il soit maintenu à égale distance des deux rives du Niémen. Il le voit distinctement maintenant, avec ces deux tentes de toile blanche dont il a voulu qu'elles soient richement décorées de guirlandes fleuries et qu'elles comportent des entrées et une sorte de salon. Sur la plus grande, celle où il rencontrera le tsar Alexandre, il voit le « N » gigantesque qui a été peint sur la toile. Un « A » de la même taille doit figurer face à la rive droite.

Il regarde les troupes russes qui se sont amassées sur cette rive du fleuve, puis il tourne la tête vers la ligne des soldats de la Grande Armée qui bordent la rive gauche. Ils lancent leur cri de « Vive l'Empereur ! » si fort, ils hurlent si gaiement, que les mots se chevauchent et qu'on ne les distingue plus. Les voix ne forment qu'une seule et même explosion, aiguë, qui roule entre les rives, joyeuse et légère, irrésistible.

Il se sent allègre. Il regarde derrière lui. Pour cette rencontre, il a choisi cinq officiers qui l'accompagneront sur le radeau : les maréchaux Murat, Berthier, Bessières, Duroc, et le grand écuyer Caulaincourt. Mais il veut être seul en face du tsar, cet héritier d'un empire plusieurs fois séculaire qui enjambe l'Europe pour toucher à l'Orient et à l'Asie. Lui qui a construit le sien de ses propres mains, lui le fondateur, qui n'a pour égal que les conquérants antiques qui sont à l'origine d'une dynastie et ont rassemblé des peuples, lui, face à un Romanov !

C'est la rencontre de deux aigles, celle des Romanov et la mienne, arborée sur le Niémen, après dix ans de victoires.

Jamais il ne s'est senti aussi léger, aussi joyeux, aussi puissant. Il répond aux vivats en soulevant son chapeau, et les cris redoublent. Cet enthousiasme des soldats, il est aussi en lui.

Quand le prince Lobanov lui a rapporté les propos d'Alexandre Ier, il a eu le sentiment d'avoir atteint son but. Qui pourrait désormais menacer dangereusement l'édifice qu'il avait construit ?

Ce Romanov qui accueillait sur ses terres les émigrés français, et parmi eux Louis, frère de Louis XVI, qui se prétendait dix-huitième du nom, cet empereur par héritage parlait à l'Empereur Napoléon. Il lui faisait transmettre l'analyse suivante : « L'union entre la France et la Russie a été constamment l'objet de mes désirs et je porte la conviction qu'elle seule peut assurer le bonheur et la tranquillité du globe. Un système entièrement nouveau doit remplacer celui qui a existé jusqu'ici et je me flatte que nous nous entendions facilement avec l'Empereur Napoléon pourvu que nous traitions sans intermédiaire. Une paix durable peut être conclue entre nous en peu de jours... »

Napoléon s'arrête, marche vers la grande barque qui doit le conduire au radeau.

La brise se lève. Elle pousse dans le ciel bleu des rides blanches comme une gaze qui voile l'éclat du soleil et l'adoucit. Sur le radeau, les tentures sont légèrement soulevées, telles des voiles qui gonflent.

Jamais il n'oubliera cet instant. Jamais les hommes n'oublieront la rencontre des deux empereurs, celui venu d'hier et celui du siècle d'aujourd'hui, lui, Napoléon Ier, Empereur des Français, qui a dû traverser tant de fleuves avec ses armées pour parvenir jusqu'ici.

Il a un sentiment, jamais éprouvé, même au moment du sacre, de plénitude.

Ce ciel, ce fleuve Niémen, ce radeau, ces armées qui se font face, cet empereur qui sur la rive droite se prépare à embarquer pour le rejoindre, tout cela, c'est sa cathédrale, son œuvre. Le fruit de trente-huit années de vie.

Il se sent fier, heureux de son destin.

Il saute dans la grande barque, suivi par les maréchaux et le grand écuyer, et il se tient à la proue. Les rameurs, vêtus de blouses blanches, plongent leurs avirons dans les eaux du Niémen.

Il arrive le premier sur le radeau et il s'avance seul, d'un pas rapide, pour accueillir le tsar dont la barque approche.

Napoléon tend la main et, dans un coup d'œil, évalue cet homme qui a douze ans de moins que lui, qui est responsable de l'assassinat de son père, Paul Ier.

Alexandre grand, son teint rose. Les cheveux châtains, poudrés, dépassent en longs favoris d'un grand chapeau à plumes blanches et noires. Il porte l'uniforme vert à parements rouges de ce régiment Préobrajenski, qui est une sorte de garde impériale. Sur son épaule droite brillent des aiguillettes d'or. Il a l'épée au côté et des bottes courtes qui tranchent sur ses culottes blanches. Le cordon bleu pâle de l'ordre de Saint-André lui barre la poitrine.