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L'Europe, l'Orient, dit Napoléon. Il montre sur les cartes comment les Empires pourraient s'étendre.

Alexandre se laissera-t-il convaincre que les deux Empires alliés peuvent dominer la plus grande partie du monde ?

Napoléon ne se lasse pas de l'évoquer. Ces conversations, ces dîners, même en présence de Frédéric-Guillaume, l'enchantent. Il se sent l'Empereur des rois.

« Je crois t'avoir dit, écrit-il à Joséphine, que l'empereur de Russie porte grand intérêt à ta santé, avec beaucoup d'amabilité. Il dîne ainsi que le roi de Prusse tous les jours chez moi. »

Il est fier.

Il montre ses grenadiers, fait défiler sa garde impériale, ses cuirassiers aux « gilets de fer ». Il jette de temps à autre un regard vers Alexandre dont il saisit l'expression admirative et inquiète. Ces divisions qui passent sont comme un rempart mouvant qui s'avance, menaçant.

Il faut bien qu'Alexandre accepte l'alliance, reconnaisse la Confédération du Rhin, les royautés de Louis en Hollande et de Joseph à Naples, qu'il admette que Jérôme devienne roi de Westphalie et qu'en somme Napoléon soit l'Empereur d'Occident. D'ailleurs, c'est la Prusse qui paie. La Russie n'abandonne que les îles Ioniennes et Cattaro. Napoléon lui laisse les mains libres en Finlande, en Suède. Et la Russie s'engage à déclarer la guerre à l'Angleterre si celle-ci refuse sa médiation.

Quant à la Prusse, Napoléon a un geste désinvolte de la main. Il faut qu'elle soit punie, qu'elle perde la moitié de ses territoires et de ses habitants.

Il écoute Alexandre plaider la cause de la Prusse, invoquer le désespoir de la reine Louise, si émouvante. Napoléon montre de la main les grenadiers des deux gardes impériales qui se sont rassemblés dans la campagne proche de Tilsit pour un immense banquet. Les hommes ripaillent.

Qu'importe la Prusse ?

Mais cette reine Louise ? dit Alexandre. Elle est arrivée à Tilsit, elle veut voir Napoléon, continue-t-il.

Elle est donc venue, elle aussi, m'implorer, supplier pour son royaume !

Elle qui rêvait de la guerre, qui incitait les officiers prussiens à aiguiser leurs sabres sur les marches de l'ambassade de France à Berlin, elle qu'on dit si belle et qui avait prêté serment d'alliance contre la France sur le tombeau de Frédéric II en compagnie de son époux, ce benêt de Frédéric-Guillaume III, et d'Alexandre.

Ce tsar qui les abandonne tous deux.

Napoléon se rend chez elle, dans la maison du meunier de Tilsit où Frédéric-Guillaume III a été relégué.

Belle, oui, habillée en crêpe blanc brodé d'argent. Le visage aussi blanc que sa robe, royale cependant avec son diadème de perles.

Napoléon la regarde avec ironie. Elle évoque les malheurs de la Prusse, réclame la restitution de Magdebourg à la Prusse, alors que la ville doit revenir à la Westphalie.

- Est-ce du crêpe, de la gaze d'Italie ? demande Napoléon en la félicitant pour sa toilette.

- Parlerons-nous chiffons dans un moment aussi solennel ? s'indigne-t-elle.

Napoléon l'admire pour son art de la négociation et sa détermination. Il l'invite à dîner et confie à Caulaincourt : « On eût dit Mlle Duchesnois dans la tragédie. »

Il ne veut rien céder.

« La belle reine de Prusse doit venir dîner avec moi aujourd'hui », écrit-il à Joséphine.

Il reste quelques secondes sans poursuivre.

La voilà donc, cette souveraine dont toute l'Europe vante les charmes et la volonté, soumise, venant chez moi.

« La reine de Prusse est réellement charmante, poursuit-il ; elle est pleine de coquetterie pour moi ; mais n'en sois point jalouse : je suis une toile cirée sur laquelle tout cela ne fait que glisser. Il m'en coûterait trop cher pour faire le galant. »

Mais il peut laisser croire à la reine Louise qu'elle réussira à le séduire, à le circonvenir.

Elle vient au dîner, vêtue d'un costume rouge et or, portant un turban. Elle est assise entre Alexandre et Napoléon.

Se souvient-elle qu'elle l'appelait le « monstre », le « fils de la Révolution », qu'elle se moquait de lui devant toute la noblesse de Berlin ? Se souvient-elle qu'elle le décrivait laid comme un nabot ? Et qu'elle avait dressé son perroquet à l'insulter ?

Lui se souvient.

- Comment, dit Napoléon, la reine de Prusse porte un turban, ce n'est pas pour faire la cour à l'empereur de Russie qui est en guerre avec les Turcs ?

Elle le toise. Il n'aime pas ce regard, cette voix.

- C'est plutôt, je crois, pour faire ma cour à Roustam, répond-elle en regardant le mameluk de Napoléon.

Il la sent ulcérée. Il lui a refusé Magdebourg, laissée au roi de Westphalie, Jérôme. Elle a tenté de le séduire. Il l'a écoutée dire :

- Est-il possible qu'ayant le bonheur de voir d'aussi près l'homme du siècle et de l'histoire, il ne me laisse pas la liberté et la satisfaction de pouvoir lui assurer qu'il m'a attachée pour la vie ?

Qu'imaginait-elle ? Qu'il confondait coquetterie, sentiments et affaires d'État ? Il n'est pas un autre Frédéric-Guillaume.

- Madame, lui répond-il, je suis à plaindre, c'est un effet de ma mauvaise étoile.

Il rentre en compagnie de Murat, qu'il a vu faire sa cour à la reine. Elle se distrait en lisant « l'histoire du passé », rapporte Murat. Et quand Murat lui a répondu que « l'époque présente offre aussi des actions dignes de mémoire », elle a murmuré : « C'est déjà trop pour moi que d'y vivre. »

Napoléon se tait. Cette femme est restée digne, maîtresse de la conversation, la dominant même, revenant sans cesse au sujet qui l'obsède : Magdebourg.

La belle reine de Prusse à laquelle, malgré tout, il ne fera aucune concession !

Il éprouve le désir de raconter comment, lorsqu'il lui a offert une rose, elle a retiré sa main en disant : « À condition que ce soit avec Magdebourg », ou bien comment il l'a priée de s'asseoir « parce que rien ne coupe mieux une scène tragique, car quand on est assis, cela devient comédie ».

Il écrit à Joséphine.

« Mon amie,

« La reine de Prusse a dîné hier soir avec moi. J'ai eu à me défendre de ce qu'elle voulait m'obliger à faire encore quelques concessions à son mari ; mais j'ai été galant, et me suis tenu à ma politique. Elle est fort aimable. J'irai te donner des détails qu'il me serait impossible de te donner sans être bien long. Quand tu liras cette lettre, la paix avec la Prusse et la Russie sera conclue et Jérôme reconnu roi de Westphalie, avec trois millions de population. Ces nouvelles sont pour toi seule.

« Adieu, mon amie, je t'aime et veux te savoir contente et gaie.

« Napoléon »

Ce sont les dernières heures qu'il passe en compagnie du tsar. Les traités sont signés, la Prusse est dépecée, humiliée. La Russie préservée. Les deux nations s'engagent à agir contre l'Angleterre.

« La plus grande intimité s'est établie entre l'empereur de Russie et moi, écrit Napoléon à Cambacérès, et j'espère que notre système marchera désormais de concert. Si vous voulez faire tirer soixante coups de canon pour l'annonce de la paix, vous êtes le maître. »

Il accompagne Alexandre jusqu'à la barque qui va le conduire sur la rive droite du Niémen. C'est le temps des adieux. Il voudrait que ce moment se prolonge. Il sait trop qu'une fois éloignés de lui les hommes, et le tsar, comme l'un quelconque d'entre eux, échappent à son influence, se dérobent. Et qu'il faudra compter avec le travail de sape des agents de Londres à Saint-Pétersbourg.

Il veut se rassurer, dit à Alexandre :

- Tout porte à penser que, si l'Angleterre ne fait pas la paix avant le mois de novembre, elle la fera certainement quand, à cette époque, elle saura les dispositions de Votre Majesté, et qu'elle verra la crise qui se prépare pour lui fermer tout le Continent.