Il faut pouvoir payer quinze jours de solde à la garde impériale. Il faut que la Grande Armée, en Allemagne, reçoive elle aussi l'argent nécessaire. Voilà ce qui compte d'abord. Qu'ont donc fait ces Négociants réunis, les Ouvrard, les Desprez, les Vanlerberghe qui devaient approvisionner l'armée, qui ont encaissé les fonds nécessaires et n'ont pas fait face à leurs obligations ?
- Qu'est-ce que ce Barbé-Marbois ? La friponnerie a des bornes, la bêtise n'en a point.
Napoléon s'impatiente, presse Méneval. Dès lundi, à Paris, dit-il, il présidera une séance du Conseil d'État et réglera cette question des finances.
- Il faut, martèle-t-il, que messieurs Desprez, Vanlerberghe et Ouvrard m'abandonnent tout ce qu'ils possèdent, ou je mettrai ces messieurs à Vincennes.
Il renvoie Méneval, qui, avant de sortir, lit la lettre que Le Coz, archevêque de Besançon, adresse à l'Empereur : « Vous êtes jusqu'ici, écrit le prélat, le plus parfait des héros, sorti des mains de Dieu. »
Napoléon retient Méneval.
- A-t-on bien exécuté mes ordres ? demande-t-il.
Il avait, à Schönbrunn, demandé que les drapeaux pris à l'ennemi soient envoyés à Paris, afin d'être présentés au peuple, puis suspendus à la voûte de Notre-Dame.
Méneval compulse les dépêches. Le peuple, commence-t-il, a salué les drapeaux avec des manifestations de joie délirante, indiquent les informateurs de police.
L'archevêque de Paris a déclaré que ces drapeaux attestaient « la protection du ciel sur la France, les succès prodigieux de notre invincible Empereur et l'hommage qu'il fait à Dieu de ses victoires ».
Roustam et Constant sont entrés dans la chambre pendant cette lecture. Ils annoncent que le bain de l'Empereur est prêt Ils l'aident à se dévêtir. Napoléon les houspille, leur pince l'oreille.
Il est heureux. Paris l'attend.
À 22 heures, ce dimanche 26 janvier 1806, la berline de l'Empereur s'arrête dans la cour des Tuileries. La Garde présente les armes, le grand maréchal du palais, Duroc, s'avance. Tout en montant les marches de l'escalier, Napoléon lance les ordres. Il veut voir l'archichancelier Cambacérès, réunir le Conseil d'État, recevoir le ministre des Finances et s'entretenir avec le conseiller d'État Mollien.
Puis, dans son cabinet de travail, lorsqu'il se retrouve seul avec Constant, il lance un nom, Éléonore Denuelle de La Plaigne. Il regarde la pendule. À minuit, dit-il. Et maintenant, qu'on lui fasse couler son bain.
Il se souvient du corps de cette femme de dix-neuf ans, grande, aux cheveux noirs tombant jusqu'aux reins et couvrant ses épaules, sa peau brune. Elle est élancée, vive et soumise. Il sait bien que lorsque Caroline Murat la lui a présentée, c'était dans le dessein qu'il la distingue. Il connaît trop bien la jalousie de sa sœur pour Joséphine, son habileté à blesser celle qu'elle appelle « la vieille », son ambition démesurée et l'espoir de voir son frère divorcer, pour croire que la rencontre avec Eléonore sous la houlette de Caroline n'a été qu'un hasard.
Mais qu'importent les intentions de Caroline Murat ! Éléonore a la fraîcheur de la jeunesse. Et c'est elle qu'il désire en ce soir de son retour à Paris, comme pour célébrer, en serrant contre lui des formes juvéniles, sa victoire et sa propre vigueur.
Après tout, il n'a pas encore trente-sept ans.
Il entend le pas d'Eléonore Denuelle dans le « corridor noir ». Elle est ponctuelle, comme à son habitude.
Il entre dans le salon. Elle fait la révérence.
- Sire..., murmure-t-elle.
Il lui prend le bras, la pince, l'entraîne.
En amour, il est comme à la guerre. Il n'aime pas les longs sièges, mais l'assaut victorieux.
Éléonore se livre.
Napoléon se redresse, rit, lui caresse la joue, puis retourne dans son cabinet de travail.
Sur la table, placée devant la fenêtre, il n'y a qu'une seule dépêche, qu'on a dû apporter cependant qu'il était avec Éléonore dans la chambre voisine. C'est une lettre de Fouché. Selon un voyageur arrivé à l'instant de Londres, rapporte le ministre de la Police générale, William Pitt, le grand adversaire, l'ennemi de toute tentative de paix, serait mort le 23 janvier dans sa villa de Putney, couvert de dettes, accablé par la victoire d'Austerlitz, ordonnant dans un dernier geste de faire retirer la carte d'Europe accrochée au mur de sa chambre, murmurant : « Roulez cette carte, on n'en aura plus besoin d'ici à dix ans. Ma patrie ! Dans quel état je laisse ma patrie ! »
Fox le remplacerait à la tête du ministère.
Napoléon marche de long en large dans son cabinet. C'est comme si le destin lui adressait un signe, écartait les obstacles sur sa route, offrait enfin la possibilité de conclure la paix.
Napoléon passe dans la petite pièce qui lui sert de cabinet des Cartes. Sur la table est étalée une grande carte d'Europe. Il pose sur elle ses deux mains ouvertes. Il veut la paix avec l'Angleterre, mais il faut la lui imposer en contrôlant le Continent, en fermant les ports à ses marchandises, en exigeant de tous les États qu'ils interdisent les produits anglais.
Il se déplace autour de la table. Au sud, l'Italie forme l'aile droite de l'Empire. Joseph est roi de Naples. Il fera d'Élisa une grande-duchesse, à laquelle seront attribués les territoires de Massa e Carrara et, plus tard, peut-être, la Toscane. À Pauline Bonaparte, déjà princesse Borghèse, il donnera le duché de Guastalla, cette place forte sur les rives du Pô. Et puis il se réservera des duchés, une vingtaine, qu'il attribuera comme des fiefs à ses grands serviteurs - Talleyrand, prince de Bénévent ; Fouché, duc d'Otrante ; Bernadotte, parce qu'il est le mari de Désirée Clary et qu'on peut pour cela oublier sa réserve qui confine parfois à la trahison, deviendra prince de Pontecorvo.
Napoléon se redresse. Avec son doigt, il remonte de l'Italie vers le nord.
Berthier sera prince de Neuchâtel, et Murat grand-duc de Berg et de Clèves. Le roi de Bavière est déjà un allié par le mariage de sa fille Augusta avec Eugène. Il suffira de créer une Confédération du Rhin, regroupant les autres princes allemands. Et, plus au nord, la Hollande, cette aile gauche de l'Empire, sera donnée à Louis, ce frère incommode et jaloux qui trouvera là, peut-être, l'occasion de se montrer reconnaissant. Et ainsi sa femme, Hortense de Beauharnais, sera reine de Hollande.
Napoléon quitte le cabinet des Cartes. Peut-être faudra-t-il des semaines, des mois même pour que ce qu'il vient de concevoir devienne réalité. Mais il en est sûr, cela se fera parce que cela doit être, cela correspond à l'intérêt des peuples. Cette organisation est un modèle de raison, elle achèvera ce que la Convention a commencé. La Révolution a ouvert la voie. Il la prolonge et rend possible son projet : il suffit d'associer le Code civil à la monarchie, de conserver les formes dynastiques, alors qu'on bouleverse la société, pour que naisse une nouvelle Europe.
C'est cela qu'il fait, qu'il veut : il fonde. Il est le premier d'une nouvelle race. La quatrième depuis Charlemagne.
Dans les jours qui suivent, il retrouve avec une sorte d'allégresse le rythme de ses journées. Travail dès 7 heures, puis chasse, parfois au bois de Boulogne ou bien dans la forêt de Marly et autour du château de Saint-Cloud et de la Malmaison. Il préside les séances du Conseil d'État, multiplie les réceptions, les audiences diplomatiques, découvre un nouvel ambassadeur d'Autriche, un homme de trente-cinq ans, petit-fils par alliance du chancelier Kaunitz : Metternich.
L'homme lui paraît intelligent, fin, ouvert, peut-être partisan d'une alliance avec la France, dans la tradition de celle du chancelier Kaunitz, précisément.
À l'une des audiences, Napoléon le prend par le bras, le questionne. Metternich, qui a fait une partie de ses études à Strasbourg, s'exprime parfaitement en français. Il a vécu les événements révolutionnaires dans la capitale alsacienne, explique-t-il, et en est encore effrayé.