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- Je veux unir le présent et le passé, dit Napoléon, les préjugés gothiques et les institutions de notre siècle.

Metternich comprend-il ? Pour cela, continue Napoléon, il faut la paix. Elle est possible. Il la souhaite. Il a tant de choses à réaliser.

Il visite les travaux qu'il a fait entreprendre au Louvre. Il confirme sa décision de faire construire une colonne place Vendôme sur le modèle de celle de Trajan à Rome, et un arc de triomphe sur la place du Carrousel, ces deux monuments à la gloire de la Grande Armée, puis un second arc de triomphe, qu'il ordonne d'élever au sommet de l'avenue des Champs-Élysées, dont il posera la première pierre le 15 août, le jour de la célébration, dans tout l'Empire, de la Saint-Napoléon.

Lorsqu'il décide ainsi de bâtir, de faire ouvrir des fontaines dans les différents quartiers de Paris, de lancer un pont sur la Seine, d'aménager les quais le long du fleuve, d'ordonner la publication du Catéchisme impérial ou de convoquer les représentants de la nation juive pour qu'ils adaptent les coutumes de leur religion aux nécessités de la vie moderne - et, par exemple, d'en finir avec la polygamie -, il éprouve une sorte de joie intellectuelle et physique.

Il se sent alerte, le plus vif de tous ceux qu'il commande. Même s'il a pris durant ces quelques mois un peu d'embonpoint, si, il le voit bien, ses joues se sont remplies, son front élargi parce que ses cheveux se font rares, déjà, si bien qu'il a perdu son profil acéré, son visage anguleux, pour des traits plus ronds, il se sent plein d'une énergie renouvelée par le succès, ses projets, ses décisions, et les acclamations aussi.

Lorsque, le mercredi 29 janvier 1806, deux jours à peine après son retour à Paris, il s'est rendu pour la première fois au Théâtre-Français, où l'on joue Manlius, une pièce d'un auteur à la mode, Lafosse, la salle entière s'est levée alors que Talma déclamait déjà en scène. L'acteur s'est incliné pendant que la salle applaudissait et criait : « Vive l'Empereur ! » Et chaque fois que Napoléon paraît à l'Opéra, ou lors d'une revue des troupes, ce sont les mêmes exclamations.

D'ailleurs, rapportent les espions de police, chacun loue l'Empereur, célèbre ses mérites. La confiance est revenue. La Banque de France a repris ses paiements à guichet ouvert, et la crise financière de décembre 1805 est oubliée.

On sait que Napoléon a ramené à Paris de sa campagne d'Allemagne 50 millions en or, en argent ou en lettres de change sur les principales places financières d'Europe.

Et il a suffi de quelques jours pour que Napoléon mette de l'ordre dans l'organisation des finances.

Il a reçu Barbé-Marbois, le ministre du Trésor.

L'homme est penaud, offre sa tête, dit-il. Napoléon secoue les épaules. Que faire d'une tête comme la vôtre ? répond-il.

- J'estime votre caractère, poursuit-il, mais vous avez été dupe de gens contre lesquels je vous avais averti d'être en garde. Vous leur avez livré toutes les valeurs en portefeuille, dont vous auriez dû mieux surveiller l'emploi. Je me vois à regret forcé de vous retirer l'administration du Trésor...

Après une séance du Conseil d'État, Napoléon retient le conseiller Mollien. Il le fixe, le jauge.

- Vous prêterez serment aujourd'hui, comme ministre du Trésor, lui dit-il.

Mollien, qui, sous l'Ancien Régime, avait été l'un des responsables de la Ferme générale, l'administration fiscale, semble hésiter.

- Est-ce que vous n'auriez pas envie d'être ministre ? lui lance l'Empereur, sur un ton où se mêlent le mécontentement et la surprise.

Mollien prêtera serment le jour même.

Gouverner, c'est cela : analyser, décider, choisir les hommes et leur imposer sa volonté, bousculer leurs réticences, les diriger afin qu'ils deviennent les instruments efficaces, dociles, donc, de la politique que l'on a conçue.

Mais cela suppose un travail sans relâche, une vigilance de tous les instants, une volonté constamment tendue.

« Il m'a fallu beaucoup de peine, explique Napoléon à son frère Joseph, pour arranger mes affaires et pour faire rendre gorge à une douzaine de fripons à la tête desquels est Ouvrard, qui ont dupé Barbé-Marbois, à peu près comme le cardinal de Rohan l'a été dans l'affaire du collier, avec cette différence qu'ici il ne s'agissait pas moins que de quatre-vingt-dix millions. J'étais bien résolu à les faire fusiller sans procès. Grâce à Dieu, je suis remboursé. Cela n'a pas laissé que de me donner beaucoup d'humeur. »

Car souvent il s'emporte, jette les dépêches à terre et parfois, quand les livres lui déplaisent, il les lance dans le feu.

Il accepte de moins en moins facilement qu'on lui résiste ou bien qu'on n'exécute pas immédiatement, et comme il l'entend, les ordres qu'il donne.

Il dit à Berthier, qui s'inquiète de l'attitude des Prussiens et veut intervenir : « Tenez-vous-en strictement aux ordres que je vous donne, exécutez ponctuellement vos instructions, que tout le monde se tienne sur ses gardes et reste à son poste, moi seul je sais ce que je dois faire. »

Moi seul.

Cette certitude qu'il est l'unique à voir et à penser juste l'habite totalement.

N'a-t-il pas eu raison à chaque instant décisif de sa vie ? Et c'est cette conviction qui lui rend insupportables les oppositions, les réserves même. Il faut que l'on plie devant lui.

Il a pris la plume pour corriger, préciser le texte du Catéchisme impérial.

« Honorer et servir l'Empereur est honorer et servir Dieu Lui-même », a-t-il fait imprimer. Et désobéir à l'Empereur est un péché mortel. On lui doit « amour, obéissance, fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l'Empire et de son trône ».

À la lecture de ce texte, certains conseillers d'État s'étonnent. Fouché, ce vieux jacobin, a dans les yeux une lueur ironique.

Napoléon ferme d'un coup sec le Catéchisme. Il n'est pas homme à cacher sa pensée. Il se lève, et avant de sortir de la salle du Conseil il dit de sa voix de commandement :

- Je ne vois pas dans la religion le mystère de l'incarnation mais le mystère de l'ordre social, elle rattache au ciel une idée d'égalité qui empêche que le riche ne soit massacré par le pauvre.

Il cherche du regard une opposition, mais tous les yeux se baissent.

- La religion, ajoute-t-il, est encore une sorte d'inoculation ou de vaccin qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers : les prêtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant et tous les rêveurs d'Allemagne.

Il fait quelques pas, semble parler pour lui-même, comme dans une méditation à haute voix.

- Il n'y a eu jusqu'à présent dans le monde que deux pouvoirs, le militaire et l'ecclésiastique... mais l'ordre civil sera fortifié par la création d'un corps enseignant ; il le sera plus encore par celle d'un grand corps de magistrats... Le Code civil a déjà opéré beaucoup de bien. Chacun désormais sait d'après quels principes se diriger ; il arrange en conséquence sa propriété et ses affaires.

Mais le juge suprême, c'est moi.

C'est toute la société qu'il doit organiser. Il lui semble parfois qu'il est la raison du monde, le seul à avoir la capacité de mettre de l'ordre dans la vie des peuples et des États.

Il pense sans cesse à cela, quand, entre les séances du Conseil d'État, les audiences, les heures passées à dicter dans son cabinet de travail, il chasse, dans l'air vif du printemps 1806.

Un jour de la fin mars, en revenant d'une longue course dans le bois de Versailles, il se précipite dans son cabinet de travail, convoque Méneval et, d'un seul jet, il énonce le statut de la famille impériale, qui forme la clé de voûte de ce Grand Empire qu'il a commencé de constituer. Louis est roi de Hollande, Joseph roi de Naples, ses sœurs grandes-duchesses en Italie, et Murat grand-duc de Berg et de Clèves, et les Berthier, Bernadotte, Talleyrand, Fouché sont à la tête de fiefs.