Lui est le sommet de la pyramide.
« L'Empereur est le père commun de sa famille », dicte-t-il. La volonté de Napoléon est la seule loi pour tous ses parents. Aucun contrat de mariage et aucune adoption ne peut se faire sans son consentement. Au-dessous de lui, il place les rois, les princes héréditaires, puis viennent les princes vassaux et les titulaires d'un fief.
Voilà un ordre hiérarchique qui satisfait sa raison et lui accorde tous les pouvoirs. L'Empereur peut même ordonner aux membres de sa famille d'éloigner d'eux les personnes suspectes.
Il est bien le maître absolu.
Le 1er avril 1806, il écrit au maréchal Berthier, qui depuis des années voue une passion tenace à la marquise Visconti, à laquelle, en campagne, sous la tente, il dresse un véritable autel sur lequel il expose ses portraits.
« Je vous envoie Le Moniteur, vous verrez ce que j'ai fait pour vous [Berthier a été fait prince de Neuchâtel]. Je n'y mets qu'une condition, c'est que vous vous mariiez, et c'est une condition que je mets à mon amitié. Votre passion a duré trop longtemps ; elle est devenue ridicule... Je veux donc que vous vous mariiez, sans cela je ne vous verrai plus. Vous avez cinquante ans, mais vous êtes d'une race où l'on vit quatre-vingts ans, et ces trente années sont celles où les douceurs du mariage vous sont le plus nécessaires. »
Comment résister à l'Empereur ? Berthier s'incline et rompt avec la marquise Visconti pour épouser Marie-Élisabeth de Bavière-Birkenfeld, de trente ans plus jeune que lui.
Napoléon est satisfait. N'est-il pas le chef de sa « famille » ?
À Eugène, vice-roi d'Italie, il écrit : « Mon fils, vous travaillez trop. Votre vie est trop monotone. Vous avez une jeune femme qui est grosse. Je pense que vous devez vous arranger pour passer la soirée avec elle et vous faire une petite société. Que n'allez-vous au théâtre une fois par semaine dans une grande loge ? Il faut avoir plus de gaieté dans votre maison... Je mène la vie que vous menez mais j'ai une vieille femme qui n'a pas besoin de s'amuser, et cependant il est vrai que je prends plus de divertissement et de dissipation que vous n'en prenez. Une jeune femme a besoin d'être amusée, surtout dans la situation où elle se trouve. »
Et il ajoute pour Augusta, l'épouse d'Eugène : « Ménagez-vous bien dans votre état actuel, et tâchez de ne pas nous donner une fille. Je vous dirai la recette pour cela, mais vous n'y croirez pas : c'est de boire tous les jours un peu de vin pur. »
Il se souvient avec plaisir d'Augusta de Bavière. Elle lui écrit souvent. « Votre femme a été plus aimable que vous », dit-il à Eugène. Et parfois, quand Napoléon voit s'avancer, dans le salon de Joséphine, Stéphanie de Beauharnais, la nièce de l'Impératrice, il retrouve le plaisir qu'il a eu à côtoyer Augusta.
Plus il vieillit, et plus il aime les jeunes femmes, et Stéphanie n'a que dix-sept ans en 1806.
C'est une adolescente gaie, espiègle, aux traits réguliers que couronnent des cheveux blonds.
Napoléon aime la contempler, plaisanter avec elle, et il devine, dans les regards que lancent Joséphine ou Caroline Murat, l'inquiétude et la jalousie.
Un soir, alors qu'il entre dans le salon de l'Impératrice, il découvre Stéphanie en larmes. Caroline a exigé, apprend-il, que Stéphanie reste debout, conformément à l'étiquette impériale qui interdit que l'on s'asseye devant les « princesses sœurs de Sa Majesté ».
Napoléon prend Stéphanie par la taille, la fait asseoir sur ses genoux et passe la soirée à chuchoter à l'oreille de l'adolescente sous les regards courroucés de Caroline Murat.
Le lendemain, parce qu'il est celui qui peut tout, il décide d'adopter la jeune fille qui, désormais, dicte-t-il au comte de Ségur, grand maître des cérémonies, « jouira de toutes les prérogatives de son rang dans tous les cercles, fêtes et à table. Elle se placera à Nos côtés et dans le cas où Nous ne Nous y trouverons pas, elle sera placée à la droite de l'Impératrice ».
Ainsi l'on montre que l'on décide de tout.
Quelques jours plus tard, Napoléon choisira le mari de Stéphanie, Charles, le prince héritier de Bade, qui a été fiancé à Augusta puis écarté au bénéfice d'Eugène de Beauharnais.
Voilà ce que je veux.
Stéphanie aussi doit plier. Paris illumine pour son mariage. Les cérémonies sont fastueuses. Napoléon dote sa fille adoptive d'une rente de 1 500 000 francs et d'un trousseau de 500 000 francs. Mais, quand il apprend que Stéphanie refuse sa porte à son mari, il lui intime l'ordre de quitter Paris pour Karlsruhe.
« Soyez agréable à l'Électeur de Bade, il est votre père, dit-il. Aimez votre mari pour tout l'attachement qu'il vous porte. »
C'est moi qui dicte le comportement des membres de ma famille et j'entends qu'on m'obéisse.
Mais il faut chaque jour - et presque chaque heure - ordonner, conseiller, morigéner, rappeler à ceux qu'on a fait roi ou prince qu'ils ne sont que des vassaux, des exécutants de la pensée impériale, des rouages du Grand Empire.
C'est Murat, le munificent prince Joachim maintenant grand-duc de Berg, qui réclame des garanties pour ses enfants. Oublie-t-il celui grâce à qui il est prince ? Et qui tient seul entre ses mains l'avenir de l'Empire et des États fédératifs qui lui sont associés ?
« Quant à la garantie de vos enfants, lui lance Napoléon, c'est un raisonnement pitoyable et qui m'a fait hausser les épaules : j'en ai rougi pour vous. Vous êtes français, j'espère, vos enfants le seront ; tout autre sentiment serait si déshonorant que je vous prie de ne m'en jamais parler. »
Napoléon s'interrompt. L'aveuglement de ces hommes, qu'il a couverts de titres, d'honneurs et d'argent, l'étonne et le révolte. Il a des accès de mépris pour eux et de la commisération. Il pressent que la plupart d'entre eux se détacheraient de lui s'il était vaincu ou même seulement affaibli. C'est pour cela aussi qu'il faut les tenir dans une poigne de fer, les harceler, les surveiller, les contraindre.
Il ajoute à l'intention de Murat :
« Il serait fort extraordinaire qu'après les bienfaits dont le peuple français vous a comblé vous pensiez à donner à vos enfants le moyen de lui nuire ! Encore une fois, ne me parlez plus de cela, c'est trop ridicule. »
Mais ils sont tous, autour de Napoléon, semblables à Murat et à son épouse Caroline Bonaparte - tous avides, se préoccupant de leur sort plutôt que du sort de l'Empire.
La mère de l'Empereur elle-même réclame, alors qu'elle est couverte d'or, une rente apanagère sur le Trésor public, ce qui signifie que Letizia Bonaparte envisage la mort de son fils Napoléon et prend ses précautions pour s'assurer des revenus après son décès éventuel !
Napoléon n'a qu'un haussement d'épaules lorsqu'il apprend cette démarche, puis, avec une grimace d'amertume, il donne son accord pour que sa mère soit satisfaite !
Elle aussi, comme les autres, est incapable de voir au-delà de son intérêt immédiat et personnel.
Ainsi Louis, devenu roi de Hollande, accable-t-il l'Empereur de demandes d'assistance.
N'est-il pas roi, pourtant ? N'a-t-il pas un État ?
« Je n'ai point d'argent, lui répond Napoléon. Que le moyen qu'on vous propose d'avoir recours à la France est commode ! Mais ce n'est pas le temps des jérémiades, c'est de l'énergie qu'il faut montrer... »
Mais ont-ils de l'énergie, ces frères que j'ai faits rois, ces hommes que j'ai faits princes, ces généraux auxquels j'ai donné ma confiance ?