Napoléon a vu les corps nus, déjà détroussés par les pillards qui ont arraché les bagues, les colliers, les boucles, mutilant quand il le fallait.
Horrible fête.
Chaque fois qu'il y pense, il se souvient de ces malédictions, de ces présages tant de fois évoqués dans sa petite enfance.
Il écarte cette pensée. Il rejoint, au milieu des rondes où l'on se moque du prince Borghèse, où l'on court dans les bosquets de Trianon, Marie-Louise, rouge, en sueur.
On est au début août. Ce soir, comme presque chaque soir, il y aura spectacle. Ce jeudi 9, on donnera Les Femmes savantes. Il se penche vers Marie-Louise. Elle préfère les jeux de cirque. Il tend le bras, montre l'amphithéâtre qu'on est en train de construire dans les jardins du Petit Trianon. Ce sont les frères Franconi, des maîtres italiens, qui donneront demain une représentation.
Elle est radieuse. Elle l'embrasse. Elle chuchote. Elle répète plusieurs fois :
- Peut-être.
Il lui prend la main, la serre. Il en est sûr, et ce sera un fils.
Il a plusieurs vies.
Il se lève. Il marche dans les allées. Il a plusieurs vies. Celle-ci commence avec cette jeune femme pleine de lui.
Il retourne vers elle. Il ne faut plus monter à cheval. Il ne faut plus danser, il ne faut plus de grandes fêtes éreintantes, plus de voyages épuisants, mais une vie de cour, calme, paisible, ici à Trianon, à Rambouillet, à Fontainebleau ou à Saint-Cloud. Il la caresse comme une enfant. Des spectacles, des concerts, les jeux qu'elle aime, voilà ce qu'il veut pour elle.
Elle lui saisit les mains. Elle désire qu'il reste près d'elle, toujours.
Il la rassure. Il ne la quittera pas.
Il a besoin pourtant de sentir le vent des courses à cheval, l'odeur des herbes mouillées.
Il chasse le cerf dans les bois de Meudon, dans les forêts de Rambouillet ou de Fontainebleau. Plusieurs fois par semaine, il chasse à courre, à la tête d'une cavalcade qui charge comme un escadron de dragons dans les sous-bois. Il s'élance à midi, il rentre vers 6 heures, ayant changé six fois de cheval.
Il prend un bain puis descend retrouver Marie-Louise, grosse. Il la touche. C'est une autre vie pour lui que cette femme qui porte un enfant, qui s'arrondit. Il est allègre.
« Je ne sais si l'Impératrice vous a fait connaître, écrit-il à François Ier, empereur d'Autriche, que l'espérance que nous avions de sa grossesse acquiert tous les jours de nouvelles probabilités, et que nous avons toutes les sûretés qu'on peut avoir à deux mois et demi. Votre Majesté comprend facilement tout ce que cela ajoute aux sentiments que m'inspire sa fille et combien ces nouveaux liens rendent plus vif le désir que j'ai de lui être agréable. »
Il la comble de cadeaux, d'attentions et de prévenances. Elle porte l'avenir. Il veut être sûr de la rendre heureuse. Il demande à voir Metternich, qui séjourne à Paris. Il apprécie cet homme intelligent qui fait la politique de Vienne et dont il sait qu'il a été l'ardent partisan du mariage de Marie-Louise. Il souhaite que Metternich voie l'Impératrice en tête à tête. Il rit. C'est une exception exorbitante, n'est-ce pas, car elle ne peut rencontrer aucun homme hors de la présence d'un tiers.
Il attend, et, quand Metternich sort de son entretien, il va vers lui.
- Eh bien, avez-vous bien causé ? L'Impératrice a-t-elle dit du mal de moi ? demande-t-il. A-t-elle ri ou pleuré ?
Il fait un geste d'indifférence.
- Je ne vous en demande pas compte, ce sont vos secrets à vous deux, qui ne regardent pas un tiers, ce tiers fût-il même un mari.
Puis il entraîne Metternich dans son cabinet de travail.
- Je ne me brouillerai jamais avec ma femme, dit-il, lors même qu'elle serait infiniment moins distinguée qu'elle ne l'est sous tous les rapports. Ainsi une alliance de famille est beaucoup.
Il prend sur la table un portefeuille, le montre à Metternich.
- Je n'attache plus de prix à l'exécution des articles secrets du traité de Vienne, relatifs à l'armée autrichienne, dit-il. J'ai le désir de plaire à l'empereur François Ier et de lui donner de nouvelles preuves de mon estime et de ma haute considération.
L'empereur d'Autriche sera le grand-père de mon fils. Le rapprochement avec l'Autriche pourrait être la clé de ma politique. L'alliance avec la Russie ?
- Je ne reçois de Russie que des plaintes continuelles, des soupçons injurieux.
Alexandre Ier craint que je ne rétablisse la Pologne. Si j'avais voulu rétablir la Pologne, je l'aurais dit et je n'aurais pas retiré mes troupes d'Allemagne. La Russie veut-elle me préparer à sa défection ? Je serai en guerre avec elle le jour où elle fera la paix avec l'Angleterre.
Sa voix se durcit.
- Je ne veux pas rétablir la Pologne. Je ne veux pas finir mes destinées dans les sables de ses déserts. Mais je ne veux pas me déshonorer en déclarant que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli.
Il pense à Marie Walewska, à ce fils Alexandre, enfant d'une noble polonaise patriote et de lui, l'Empereur.
J'ai plusieurs vies.
- Non, reprend-il, je ne puis prendre l'engagement de m'armer contre des gens qui m'ont témoigné une bonne volonté constante et un grand dévouement. Par intérêt pour eux et pour la Russie, je les exhorte à la tranquillité et à la soumission, mais je ne me déclarerai pas leur ennemi et je ne dirai pas aux Français : il faut que votre sang coule pour mettre la Pologne sous le joug de la Russie.
Il martèle la table.
- Rien au monde ne peut me faire souscrire à un acte déshonorant ; signer ces mots : « La Pologne ne sera pas rétablie », c'est plus que flétrir mon caractère.
Il s'éloigne de la table.
- Il faudrait que je fusse Dieu pour décider que jamais une Pologne n'existera ! Je ne puis promettre ce que je ne puis tenir.
Il revient vers Metternich. Il semble hésiter avant de parler. Voilà des mois qu'il n'a plus prononcé les mots « guerre », « armée ».
- Que l'on ne croie pas, à Saint-Pétersbourg, que je ne suis pas en mesure de faire de nouveau la guerre sur le Continent. J'ai trois cent mille hommes en Espagne, mais quatre cent mille en France et ailleurs. L'armée d'Italie est encore entière. Je pourrais, au moment où la guerre éclaterait, me présenter sur le Niémen avec une armée plus considérable qu'à Friedland.
Il sourit à Metternich. Il ne veut pas la guerre. Mais pourrait-il compter sur Vienne ? Il n'attend pas la réponse de Metternich. Il le prend par le bras, le reconduit.
- L'Impératrice vous aura dit qu'elle est heureuse avec moi, qu'elle n'a pas une plainte à formuler.
Il retient Metternich sur le seuil.
- J'espère que vous le direz à votre empereur, et il vous croira plus qu'un autre.
Il reste seul, pensif.
La guerre à nouveau comme une éventualité en ce plein cœur de l'été 1810, alors que j'attends un fils. Qu'héritera-t-il de moi, lui qui sera le descendant de Charles Quint et de Napoléon ?
C'est pour lui que je dois rendre inattaquable mon Empire. Et celui qui ne prévoit pas est vaincu.
L'Angleterre et la Russie, demain, peuvent s'entendre contre moi. Et sur qui puis-je compter ? Les rois que j'ai faits ne sont rien, Louis vient enfin d'abdiquer du trône de Hollande, mais sans s'entendre avec moi. Et il a fui à l'étranger, lâchement, abandonnant Hortense et ses enfants.
J'écris à Hortense :
« Ma fille, on n'a point de nouvelles du Roi, on ne sait où il s'est retiré et l'on ne conçoit rien à cette lubie. »
Cet homme-là, mon frère, qui m'outrage.