3.
Ce jeudi 11 septembre 1806, Napoléon, dans sa chambre du château de Saint-Cloud, reste longuement immobile devant la fenêtre ouverte.
Il est à peine 7 heures. Il s'est levé plus tôt que d'habitude. Il a convoqué le grand écuyer Caulaincourt, qui attend dans l'antichambre. Il doit lui ordonner de préparer toutes les lunettes, les portemanteaux, une tente avec un lit de fer, des tapis, de nombreux tapis épais pour le bivouac en campagne, et le petit cabriolet de guerre, puis de faire partir pour l'Allemagne une soixantaine de chevaux.
Napoléon a déjà établi que son quartier général s'installera à Würzburg, puis à Bamberg, au sud de l'Allemagne, à la jointure de la Prusse et de la Saxe. Là se rassemblera la Grande Armée, afin d'empêcher les troupes russes de rejoindre les troupes prussiennes. On pourra, à partir de là, remonter vers le nord, tourner les troupes de Frédéric-Guillaume et entrer dans Berlin.
Napoléon s'appuie au rebord de la fenêtre. Il réside au château de Saint-Cloud depuis le début du mois d'août. Il aime la forêt qui entoure les bâtiments. Il y chasse à sa guise, sur un coup de tête, quant tout à coup il est pris du besoin d'agir, de respirer.
Ce matin, la brume enveloppe la forêt. L'air est humide et frais. Il songe à cet hiver qui s'approche et qu'il vivra dans des chambres inconnues, apprêtées à la hâte, ou sous la tente.
Il faut que Caulaincourt pense aux tapis épais, aux pelisses, au vin de chambertin, aux fourgons qui doivent se trouver à chaque étape, avec la vaisselle, les provisions de bouche, de manière à reconstituer en quelques heures un décor familier.
L'Empereur regarde la forêt. Il a dirigé trop d'armées en campagne pour s'illusionner. Il devra marcher au milieu des soldats, subir l'averse, chevaucher, coucher sur un manteau, affronter le vent. Il s'étonne lui-même de ces pensées. Il se retourne, fait quelques pas dans la chambre, se découvre dans le miroir qui occupe toute une cloison.
A-t-il changé à ce point ? Est-ce la jeunesse qui s'en est allée avec la maigreur, et la lassitude qui vient avec l'embonpoint ? Peut-être est-il comme ses maréchaux et ses frères, désireux d'avoir la paix pour jouir des palais, du luxe, des jeunes femmes ?
Il se détourne, appelle Caulaincourt.
Il apprécie ce marquis d'ancienne noblesse qu'il a fait général de division, choisi comme écuyer et qui sait faire preuve d'initiative. Caulaincourt ose même parfois défendre son point de vue. Indépendance d'esprit utile, car elle permet à Napoléon d'aiguiser sa propre pensée.
Napoléon lui donne ses ordres. Il faut faire croire que les chevaux sont expédiés à Compiègne - comme s'il s'agissait d'aller chasser dans la forêt, précise-t-il.
- La Prusse a perdu la tête, murmure-t-il.
Il fait quelques pas. La guerre n'est peut-être pas encore inéluctable. Il a envoyé déjà des officiers de renseignements sur les routes d'Allemagne, entre Bamberg et Berlin. Il veut connaître tous les chemins, l'état des fortifications, les mouvements des troupes prussiennes. Mais, il le rappelle à Caulaincourt, il ne faut donner aucun signe de préparation à la guerre, ou qui permette de penser que l'Empereur s'apprête à quitter Paris.
- Il faut la plus grande prudence, insiste-t-il. Je n'ai aucun projet sur Berlin.
Vrai ou faux ? Cela dépend. Il voudrait la paix, mais comment la faire, dès lors que la Prusse et la Russie, poussées par l'Angleterre, ne la veulent pas ? Et, de ces trois nations, la seule qu'il peut rapidement mettre à terre, brisant ainsi la coalition des trois, c'est la Prusse. Alors, il a déjà donné ses ordres. Chaque jour, il inspecte ses troupes sur le plateau dominant le bois de Meudon. Il y a vu quinze mille hommes, pour la plupart de jeunes conscrits. Mais ce matin, ajoute-t-il en entraînant Caulaincourt, il passe en revue la garde impériale et les troupes des garnisons de Paris et de Versailles dans la plaine des Sablons.
Il descend rapidement les escaliers du château. Ses aides de camp l'entourent. Des soldats de la Garde lancent : « Vive l'Empereur ! » Napoléon s'avance vers eux, s'attarde, pince l'oreille de quelques grenadiers, prononce quelques mots. De nouveaux vivats éclatent.
Au moment de monter à cheval, Napoléon se penche, dit à Caulaincourt :
- Le fanatisme militaire est le seul qui me soit bon à quelque chose. Il en faut pour se faire tuer.
Puis il donne un coup d'éperon et le cheval s'élance.
Il passe sur le front des troupes. Elles forment dans la brume matinale un immense carré zébré par l'éclat de l'acier des baïonnettes et des sabres, et pointillé ici et là par les parements colorés ou blancs des uniformes.
Il caracole. Il écoute les vivats des soldats. Quelque chose hésite en lui, comme si l'élan et l'enthousiasme d'autrefois avaient du mal à se déployer, à l'emporter, retenus qu'ils sont par la lassitude, le sentiment de la répétition.
Tout recommence une nouvelle fois. La marche des armées. Les champs de bataille où hurlent les blessés. Et la victoire aussi. Car il va vaincre.
Son plan est déjà dessiné dans sa tête. Il ira à Mayence, puis à Würzburg. On passera le Frankenwald et on débouchera dans la plaine de Bamberg. Les troupes se rassembleront dans cette région. Elles franchiront les monts de Thuringe et se dirigeront vers Erfurt, Weimar, Leipzig, Iéna, et là, entre ces villes, se déroulera la bataille. Puis, les armées prussiennes bousculées, on gagnera Berlin.
Il ne connaît pas cette capitale. Il pense à Frédéric le Grand, ce fondateur d'État, ce chef de guerre, ce créateur d'armée qu'il admire. Il imagine d'entrer dans son château de Sans-Souci à Potsdam, de visiter son tombeau, là où, l'année précédente, en octobre 1805, le tsar Alexandre, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III et son épouse, la reine Louise, ont prêté serment d'alliance.
Contre moi.
La reine Louise, l'âme forte de cette coalition. Elle répète à tous : « Napoléon n'est qu'un monstre sorti de la fange. » L'ambassadeur de France l'a rapporté.
Napoléon arrête son cheval, regarde les troupes.
- J'ai près de cent cinquante mille hommes, dit-il d'une voix forte. Je puis avec cela soumettre Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg.
La guerre, donc.
Il rentre à Saint-Cloud.
« Si véritablement je dois encore frapper, dit-il, l'Europe n'apprendra mon départ de Paris que par la ruine entière de mes ennemis. [...] Il est bon, continue-t-il, que les journaux me peignent occupé à Paris de plaisirs, de chasses et de négociations. »
Si cela était...
Il se surprend à imaginer cette vie pacifique, dans le calme et le faste des châteaux. Il organiserait l'Europe. Il bâtirait. Il irait de l'une de ses capitales à l'autre. Il aurait tant à faire.
Il dicte, le 12 septembre, une lettre pour Frédéric-Guillaume III.
« Je considère cette guerre comme une guerre civile... Si je suis contraint de prendre les armes pour me défendre, ce sera avec le plus grand regret que je les emploierai contre les troupes de Votre Majesté. »
Mais les troupes prussiennes sont déjà en marche. Le 18 septembre, elles occupent Dresde.
Les dés sont jetés. Il n'est plus temps de s'interroger. Il faut dicter au général Clarke, pendant plus de deux heures, le plan des mouvements de l'armée. Il faut donner l'ordre à la garde impériale de se mettre en route pour l'Allemagne.
Il faut veiller à chaque détail.
Napoléon écrit à Eugène : « Les affaires se méditent de longue main et, pour arriver à des succès, il faut penser plusieurs mois ce qui peut arriver. » Et, à cette guerre contre la Prusse, Napoléon songe depuis longtemps, sans la souhaiter, en espérant même l'éviter, mais en en ayant envisagé le déroulement.