Il est au plein de sa vie.
Tous ces rois ont été contraints de reconnaître sa dynastie, de l'admettre parmi eux. Il a conquis son trône, et une impératrice de vingt ans va lui donner un fils.
Personne ne viendra obscurcir ce midi de son destin. Il ne le tolérera pas.
Il s'assied. Il regarde les bulletins de police, les dépêches, les rapports placés dans leurs différentes boîtes sur la table. Il voudrait ne pas avoir à plonger les mains dans ces papiers. Sa vie est devenue si pleine sans eux !
Marie-Louise le réclame à tout instant. Et il aime leurs tête-à-tête, sa naïveté, sa peau surtout, et ce corps qui change avec la maternité. Tout cela, si nouveau pour lui, alors qu'ici c'est l'ordinaire gris, la brutalité et les manœuvres sournoises, cette réalité dans laquelle il marche depuis son enfance, sans illusions.
Il lit le premier rapport de police : « Les gens les plus sages dans le commerce sont effrayés de l'avenir. La crise est telle que, chaque jour, tout banquier qui arrive à 4 heures sans malheur s'écrie : “En voilà encore un de gagné.” »
Adieu, insouciance, adieu, rêverie. Enfonçons-nous dans le marécage !
Les affaires vont mal parce que la contrebande anglaise sévit et qu'il est impossible d'exporter les productions françaises. L'Europe est pleine de produits venus d'Angleterre et de ses colonies. La faille du blocus se situe au nord.
Il convoque Champagny. Que veulent les Russes ? Que dit notre ambassadeur ? Napoléon a une grimace de mépris. Mais Caulaincourt est devenu le courtisan d'Alexandre. Il est plus russe que français.
- Je sais...
Il montre les rapports des espions que Davout, le commandant en chef en Allemagne, lui envoie.
- ... que les douze cents bâtiments que les Anglais ont escortés par vingt vaisseaux de guerre et qu'ils avaient masqués sous pavillons suédois, portugais, espagnol ou américain, ont en partie débarqué leurs marchandises en Russie.
Il frappe du poing.
- La paix ou la guerre sont entre les mains de la Russie.
Elle ne le sait peut-être pas.
- Il est possible qu'elle se donne la guerre sans le désirer, reprend-il. C'est le propre des nations de faire des sottises.
Mais je dois tenir compte de cela. Penser à la guerre.
Alexandre Ier crée de nouveaux régiments. Il a massé trois cent mille hommes à la frontière du grand-duché de Varsovie. Il songe même, affirme-t-on, à confier le commandement de l'une de ses armées au général Moreau !
Moreau, que je me suis contenté d'exiler ! Moreau, déjà recuit de jalousie il y a dix ans et qui s'était réfugié aux États-Unis. Et comment pourrais-je avoir confiance en Bernadotte, qui reçoit les envoyés russes, qui ménage son avenir de prince héréditaire de Suède ?
Il donne audience à l'un des aides de camp français de Bernadotte, le chef d'escadron Genty de Saint-Alphonse, un officier dévoué à son maréchal et qu'il ne sert à rien de bousculer.
- Croyez-vous que j'ignore, commence Napoléon, que le maréchal Bernadotte dit à qui veut l'entendre : « Dieu merci, je ne suis plus sous sa patte », et mille autres extravagances que je ne veux pas répéter ?
Bernadotte réclame, pour prix de sa fidélité, la Norvège, qui appartient au Danemark. Et si je la lui concédais, de quoi serais-je sûr ?
Les hommes avides et jaloux trahissent. Bourrienne, mon ancien condisciple de Brienne, mon secrétaire de sept années, le vénal Bourrienne que j'ai chassé à Hambourg, entasse les millions - six, sept, huit ? - en vendant des permis d'importer des marchandises anglaises. Que lui soucie le salut de l'Empire ?
Je ne peux, une nouvelle fois, n'avoir confiance qu'en moi.
Il médite, seul. Il ne peut demander conseil à personne. Qui sait mieux que lui ce qu'il faut à l'Empire ? Ce qui est nécessaire pour l'avenir de la dynastie ? La paix ? On vient de découvrir que le comte Tchernichev, envoyé d'Alexandre Ier à Paris, personnage suffisant et mielleux mais séducteur, qui fréquente les salons, se livre à l'espionnage. Les policiers de Savary ont découvert dans les cendres de sa cheminée des pièces à demi consumées qui proviennent de l'état-major du maréchal Berthier, où Tchernichev paie un espion qui lui transmet l'état des forces françaises en Allemagne. Et est-ce pour préparer la paix qu'Alexandre Ier taxe les marchandises françaises à l'entrée en Russie de taux prohibitifs ?
Ne vais-je pas me défendre ?
Puis-je laisser les marchandises anglaises envahir l'Europe ?
Napoléon dicte un sénatus-consulte qui annexe à l'Empire français les villes hanséatiques du nord de l'Allemagne et de la Baltique, ainsi que le duché d'Oldenburg, qui appartient au beau-frère d'Alexandre.
Mon bel allié du Nord se cabre ? Qui a, le premier, déchiré l'esprit de Tilsit ? Il faut parler clair à l'empereur de Russie.
« Mes sentiments pour Votre Majesté ne changeront pas, écrit Napoléon à Alexandre, quoique je ne puisse dissimuler que Votre Majesté n'a plus d'amitié pour moi ; déjà notre alliance n'existe plus dans l'opinion de l'Angleterre et de l'Europe : fût-elle aussi entière qu'elle l'est dans le cœur de Votre Majesté qu'elle l'est dans le mien, cette opinion générale n'en serait pas moins un grand mal. »
Alexandre compendra-t-il ? Saura-t-il retenir les chevaux de la guerre ?
« Moi, reprend Napoléon, je suis le même pour elle, mais je suis frappé de l'évidence de ces faits et de la pensée que Votre Majesté est toute disposée, aussitôt que les circonstances le voudront, à s'arranger avec l'Angleterre, ce qui est la même chose que d'allumer la guerre entre les deux Empires. »
Il paraphe la lettre, puis, d'un revers de la main, balaie les dépêches que lui envoie Caulaincourt.
- Cet homme n'a pas d'esprit, il ne sait pas écrire, il est un excellent chef d'écurie, voilà tout ! lance-t-il.
Qu'on le rappelle en France, puisqu'il ne veut plus et ne peut plus assumer sa tâche, et qu'on nomme à sa place le général Lauriston, mon aide de camp à Marengo !
Mais que valent donc les hommes qui m'entourent ? Même un conseiller d'État comme Joseph-Marie Portalis, le propre fils de l'ancien ministre des Cultes, s'est fait le complice d'une manœuvre du pape contre moi afin de remettre en cause l'autorité de l'archevêque de Paris, Maury, que j'ai nommé.
Le pape et quelques ecclésiastiques complotent, comme cet abbé Astros, qui portait, cachés dans son chapeau, les messages de Pie VII contre l'archevêque Maury ! Qu'on enferme Astros au château de Vincennes ! Qu'on surveille ce pape qui, à « la plus horrible conduite, joint la plus grande hypocrisie ». Qu'on renforce les troupes qui le gardent à Savone.
Pourquoi ces critiques contre moi ? N'ai-je pas rétabli la religion ? Ai-je provoqué un schisme, comme l'ont fait les Anglais ou les Russes ?
Napoléon est debout devant la croisée de son cabinet de travail. Il tourne le dos à Cambacérès et à Savary. Celui-ci lui a apporté le discours que Chateaubriand a l'intention de prononcer à l'Académie française, où il vient d'être élu à la place du régicide Chénier. Ce discours rouvre les plaies !
- Je me suis entouré de tous les partis, commence Napoléon, j'ai mis auprès de ma personne jusqu'à des émigrés, des soldats de l'armée de Condé...
Il va vers Cambacérès, lui montre le texte du discours de Chateaubriand.