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Tout à coup, un choc. Les traits viennent de casser.

Des écuyers se précipitent pour les réparer.

Il descend du carrosse.

Il va falloir attendre.

Il n'aime pas cet incident, ce présage.

38.

La chaleur étouffante de ce dimanche 23 juin 1811 le rend nerveux.

Il est assis sous un dais, dans les jardins du château de Saint-Cloud. Il se tourne vers Marie-Louise. Des gouttes de sueur coulent sur le visage de l'Impératrice. Ses mèches sont collées à son front et à ses tempes. Elle respire bruyamment comme quelqu'un qui va s'assoupir. Il l'observe. Elle ne s'est pas remise des fatigues de l'accouchement. Elle a perdu des cheveux, son corps s'est affaissé. Le voyage à Cherbourg semble l'avoir épuisée. Et, depuis le retour à Saint-Cloud, les fêtes se sont succédé. Elles sont nécessaires.

Il entend les cris de la foule rassemblée dans le parc qui commence à s'illuminer alors que la nuit tombe sans apporter de fraîcheur. Il a voulu que des buffets soient dressés pour le peuple venu en masse. Le vin jaillit de plusieurs fontaines. Plus loin, dans le bois de Boulogne, les grenadiers de la Garde impériale banquettent. Et maintenant, pour tous, commence le feu d'artifice.

Il prend la main de Marie-Louise. Elle est moite. Les premières explosions retentissent dans le ciel bas, les gerbes de couleur éclairent les nuages. Brusquement, c'est l'averse, un souffle de vent froid.

Il ne bouge pas. Il voit les dignitaires qui n'osent pas quitter les jardins noyés sous des trombes d'eau. Les robes se collent au corps, les vêtements chamarrés sont délavés.

- Voilà des commandes pour les manufactures de l'Empire, dit-il au maire de Lyon qui se trouve assis en retrait sous le dais.

Mais le feu d'artifice est interrompu. Les trombes d'eau continuent de s'abattre, chassant la foule du parc.

Les plus grandes fêtes vont-elles toujours désormais pour lui s'achever ainsi sous l'orage ?

Il rentre dans son cabinet de travail. Il s'accroupit. Sur le tapis, il a disposé ce matin ces petits morceaux de bois d'acajou qui, selon leur longueur et leur couleur, représentent des divisions, des régiments, des bataillons. Il les déplace, compose un nouvel ordre de bataille.

Hier, dans l'après-midi, la gouvernante est venue ici, avec le « petit roi ». L'enfant a joué avec les pièces de bois et il l'a laissé faire. Et maintenant qu'il est seul, dans le silence, sans les rires et les cris de l'enfant, il revit la scène. À un moment donné, il a voulu retirer à l'enfant l'une de ces pièces. L'enfant a boudé, refusé ensuite la pièce qu'il lui offrait. Enfant volontaire, « fier et sensible, comme je l'aime ! » a-t-il dit à Mme de Montesquiou.

Mon fils. Quel homme sera-t-il ? Que sommes-nous ?

Il a eu, il y a peu, une longue conversation avec les savants de l'Institut, Monge, Berthollet, Laplace.

Ce sont de vrais athées. Ont-ils raison ? Parfois, comme eux, « je crois que l'homme a été produit par le limon de la terre, échauffé par le soleil et combiné par des fluides électriques ». Mais je crois au destin. Quel sera le destin de mon fils ?

« Pauvre enfant, que d'affaires embrouillées je te laisserai ! »

Mais je crois à l'utilité de la religion.

Il se redresse.

Les prêtres doivent comme mes préfets et mes gendarmes assurer la paix dans mon Empire, obéir.

Il ne peut dormir. Le temps est à l'orage. Il va se déchaîner, comme sur la fête.

Il faut qu'il contrôle tous les rouages de l'Empire. Il veut voir dès demain le ministre des Cultes, Bigot de Préameneu. Ce conseiller d'État, membre de l'Académie française, est un juriste habile. Un serviteur fidèle, qu'il a fait comte d'Empire.

C'est lui qu'il a chargé de réunir les évêques de l'Empire en concile national, pour leur rappeler le devoir d'obéissance, les soumettre et les arracher à l'autorité temporelle du pape.

Ce Pie VII qui continue de mener sa fronde contre moi. Le souverain pontife a tout fait pour que je sois abandonné de mes peuples et de mes armées.

Et maintenant, les évêques résistent.

Il dira à Bigot de Préameneu de rappeler au pape que, s'il ne cesse pas de s'opposer à l'Empereur, il peut mettre fin au Concordat avec l'Église.

Napoléon se lève, marche dans son cabinet une partie de la nuit.

S'il faut faire un exemple, je décréterai l'arrestation de quelques évêques pour que les autres plient. Je connais les hommes. La peur les dirige. Les évêques se soumettront comme des hommes quelconques. Je demanderai au ministre de la Police de surveiller leur correspondance, de connaître leurs rencontres. Je leur dirai :

« C'est à vous de savoir si vous voulez être des princes de l'Église ou si vous n'en serez que des bedeaux. » Ils céderont.

Il ne tient plus en place. Les jours et les nuits de cet été 1811 sont accablants de chaleur. Parfois il galope plusieurs heures dans les forêts de Saint-Germain ou de Marly. Lorsqu'il rentre et qu'il aperçoit le roi de Rome, il se précipite, le soulève, joue quelques instants avec lui, prend le bras de Marie-Louise et la force à se promener avec lui dans les allées. Elle manque d'énergie, alors qu'après quelques minutes il se sent à nouveau impatient, avide de mouvement, d'activité. Il devrait être partout. En Espagne, où ses maréchaux ne réussissent pas à mettre fin à l'insurrection et à l'action des troupes de Wellington. Au nord de l'Europe, surtout, où les navires anglais continuent de pénétrer dans la mer Baltique avec la complicité de Bernadotte, qui conduit de plus en plus souvent, en souverain, la politique de la Suède.

Sont-ils encore français, ces hommes qui sont devenus ce qu'ils sont grâce à moi ?

Ils ne rêvent que de durer après moi. Ils ne se soucient pas de mon fils. Ils pensent à leurs royaumes. Murat ne vient-il pas de remplacer partout le pavillon impérial par le drapeau de Naples ?

Il dicte d'un ton rageur une lettre pour Murat : « Tous les citoyens français sont citoyens du royaume des Deux-Siciles... Vous vous êtes entouré d'hommes qui ont en haine la France et qui veulent vous perdre... Je verrai par votre manière d'agir si votre cœur est encore français. »

Ces hommes-là ne mesurent pas l'énergie qui m'habite. J'ai quarante-deux ans ce 15 août 1811, mais je me sens capable de briser tous mes ennemis.

Il veut voir Caulaincourt, redevenu grand écuyer, afin qu'il prépare un voyage d'inspection des ports de la Belgique et de la Hollande, dont le but est d'apprécier, après la visite de Cherbourg, l'état des défenses face à l'Angleterre, et les moyens de préparer une flotte pour l'attaquer.

Quant à la Russie, qu'elle prenne garde !

Le vendredi 15 août à midi, il s'avance dans la salle du Trône des Tuileries. Les canons tonnent. Il passe lentement au milieu de la cour, puis, d'un signe, il indique au grand chambellan qu'il peut faire entrer les membres du corps diplomatique. Il attend que les ambassadeurs soient rangés en cercle. Et il se dirige aussitôt vers le prince Kourakine, ambassadeur de Russie, qu'entourent le prince Schwarzenberg, ambassadeur d'Autriche, et l'ambassadeur d'Espagne.

Il faut savoir acculer l'adversaire, le contraindre à se démasquer. Il est calme, maître de lui, mais la colère est une arme dont il veut user.

- Vous nous avez des nouvelles, prince ? demande-t-il.

La chaleur est étouffante. Kourakine est déjà en sueur sous son uniforme de parade couvert d'or et de diamants.

- Vous avez été battus par les Turcs, continue Napoléon. Vous l'avez été parce que vous manquiez de troupes, et vous en manquiez parce que vous avez envoyé cinq divisions de l'armée du Danube à celle de Pologne, pour me menacer.