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Kourakine paraît s'étouffer, le visage rouge.

Je parle cru. Ma force vient de mon refus d'utiliser la langue morte des diplomates. Je sais que cent cinquante navires anglais ont été accueillis dans les ports russes et qu'ils y ont débarqué leurs marchandises qui vont infester l'Empire.

- Je suis comme l'homme de la nature, ce que je ne comprends pas excite ma défiance, reprend-il.

Il élève la voix.

Il faut que la cour et les ambassadeurs entendent l'avertissement. Ma colère est un acte.

- Je ne suis pas assez bête pour croire que ce soit le duché d'Oldenburg qui vous occupe. Je commence à penser que vous voulez vous emparer de la Pologne.

Kourakine balbutie des phrases incompréhensibles, le visage de plus en plus rouge.

- Quand même vos armées camperaient sur les hauteurs de Montmartre, continue Napoléon, je ne céderais pas un pouce du territoire varsovien dont j'ai garanti l'intégrité. Si vous me forcez à la guerre, je me servirai de la Pologne comme d'un moyen contre vous.

Il s'éloigne de quelques pas.

- Je vous déclare que je ne veux pas la guerre, martèle-t-il. Et je ne vous la ferai pas cette année, à moins que vous ne m'attaquiez. Je n'ai pas de goût à faire la guerre dans le Nord, mais, si la crise n'est pas passée au mois de novembre, je lèverai cent vingt mille hommes de plus ; je continuerai ainsi pendant deux ou trois ans, et, si je vois que ce système est plus fatigant que la guerre, je vous la ferai, et vous perdrez toutes vos provinces polonaises.

Il s'approche de Kourakine, parle tout à coup sur un ton de douceur, d'une voix tranquille.

- Soit bonheur, soit bravoure de mes troupes, soit parce que j'entends un peu le métier, j'ai toujours eu des succès, et espère en avoir encore si vous me forcez à la guerre. Vous savez que j'ai de l'argent et des hommes. Vous savez que j'ai huit cent mille hommes, que chaque année met à ma disposition deux cent cinquante mille conscrits, et que je puis par conséquent augmenter mon armée en trois ans de sept cent mille hommes, qui suffiront pour continuer la guerre en Espagne et pour vous la faire. Je ne sais pas si je vous battrai, mais nous nous battrons...

Il écoute les protestations d'amitié et d'alliance de Kourakine. Le prince est tombé dans le piège. Napoléon l'interrompt.

- Quant à s'arranger, j'y suis prêt. Avez-vous les pouvoirs nécessaires pour traiter ? Si oui, j'autorise tout de suite une négociation.

- Il fait bien chaud chez Votre Majesté, dit Kourakine en s'essuyant le front.

Il ne peut répondre. Il ne dispose d'aucun pouvoir pour négocier.

- Vous faites comme le lièvre qui a reçu du plomb. Il se lève sur ses pattes et s'agite, affolé, s'exposant à recevoir en plein corps une nouvelle décharge, dit Napoléon en s'éloignant. Quand deux gentilshommes se querellent, quand l'un, par exemple, a donné un soufflet à l'autre, ils se battent et puis se réconcilient : les gouvernements devraient agir de même, faire carrément la guerre ou la paix.

Il aperçoit Caulaincourt dans la foule des dignitaires. Le grand écuyer se tient à l'écart, près d'une croisée. Napoléon tend le bras dans sa direction.

- Quoi qu'en dise M. de Caulaincourt, l'empereur Alexandre veut m'attaquer. M. de Caulaincourt est devenu russe. Les cajoleries de l'empereur Alexandre l'ont accaparé.

Caulaincourt proteste. Il est un bon Français, dit-il. Un fidèle serviteur. Napoléon sourit.

- Je sais que vous êtes un brave homme, mais les cajoleries de l'empereur Alexandre vous ont tourné la tête et vous êtes devenu russe.

Il quitte la salle du Trône. C'est le 15 août 1811, le jour de ses quarante-deux ans. Il doit maintenant assister à la messe.

Il rentre au château de Saint-Cloud à 22 heures. Il prend un bain, essaie de dormir, mais l'esprit tourne sans fin, les faits s'ordonnent dans sa tête, les plans se dessinent. Il veut voir Maret demain matin samedi. Le ministre des Relations extérieures doit lui apporter toutes les pièces de la correspondance avec la Russie depuis la rencontre avec Alexandre à Tilsit. Il veut les étudier. Il est déjà trop tard pour que cette année les hostilités avec la Russie s'engagent. Mais elles pourraient débuter au mois de juin 1812.

Il veut consulter aussi tous les livres dont on dispose en français sur la campagne conduite en Russie et en Pologne par le roi de Suède Charles XII. La guerre ne s'improvise pas.

L'avenir se dessine peu à peu, et peu à peu Napoléon se sent débarrassé des liens qui l'entravaient.

Il reçoit Lacuée de Cessac, le ministre de l'Administration de la guerre. Il a confiance en cet homme lucide d'une soixantaine d'années qui a été député à l'Assemblée législative et qui fut conseiller d'État et gouverneur de l'École polytechnique.

- Allons nous promener, lui dit-il.

Il le devance sur la terrasse qui domine le parc de Saint-Cloud, puis il s'arrête. Ici, personne ne peut entendre, et l'on voit venir à l'avance un importun.

- J'ai besoin de vous pour une chose dont je n'ai parlé à personne, à aucun de mes ministres, et dans laquelle ils n'ont que faire, commence Napoléon.

Il s'appuie à la balustrade.

- Je suis décidé à une grande expédition. Il me faut des équipages et des transports considérables. J'aurai des hommes sans difficulté, mais le difficile est de préparer les transports.

Il fixe longuement Lacuée de Cessac.

- Il m'en faut d'immenses, reprend-il, puisque mon point de départ sera le Niémen et que j'agirai à de grandes distances et dans différentes directions. C'est pour cela que j'ai besoin de vous, et du secret.

Il écoute Lacuée, qui parle d'abord des dépenses puis, après une hésitation, murmure qu'il n'est pas favorable à une guerre avec la Russie.

Napoléon l'arrête. C'est lui qui sait ce qu'il faut à l'Empire Quant aux dépenses, il ajoute vivement :

- Venez aux Tuileries la première fois que j'irai. Je vous ferai voir 400 millions en or. Ne vous arrêtez donc pas à la dépense, on fera face à tout ce qui sera nécessaire.

Puis il se dirige vers le château.

- Il faut, dit-il, la paix générale, et pour cela frapper ce dernier coup.

Il baisse la tête, les lèvres serrées, puis il ajoute d'une voix forte :

- Nous aurons ensuite des années de repos et de prospérité pour nous et nos enfants, après tant d'années de fatigue, de gêne mais aussi de gloire.

Sur le seuil de son cabinet de travail, il ajoute :

- Quand nous en aurons fini avec la guerre, et Dieu veuille que ce soit bientôt, il faudra mettre la main à la besogne, car nous n'avons rien fait encore que de provisoire.

Maintenant il peut partir, courir les routes poussiéreuses du Nord, revoir Boulogne, Dunkerque, visiter les fortifications, monter à bord du Charlemagne en rade de Flessingue, passer plusieurs jours en mer car la tempête qui s'est levée le mardi 24 septembre se prolonge, faisant chasser tous les navires sur leurs ancres.

Il est seul. C'est la première fois depuis leur rencontre qu'il a laissé Marie-Louise. Elle a pleuré. Elle s'est accrochée à son cou, petite fille. Elle a dit à la duchesse de Montebello, et il l'a entendue : « Il m'abandonne. » Elle doit le rejoindre à Anvers, et ils continueront ensemble le voyage jusqu'à Amsterdam. Il veut que ces Hollandais qui sont maintenant des citoyens de l'Empire voient leurs souverains.

Il lui écrit chaque jour. De Boulogne : « Ma chère Louise, j'ai eu une chaleur affreuse et bien de la poussière... J'espère que tu auras été raisonnable et que tu dors bien à cette heure. Il est minuit, je vais me coucher. Adieu, mon amie, un bien tendre baiser. Nap. »

De Boulogne encore : « Je te prie de bien te ménager. Tu sais que la poussière et la chaleur te sont contraires. J'ai fait chasser la croisière anglaise à quatre lieues au large... Adieu, Louise, tu as raison de penser à celui qui n'espère qu'en toi. Nap. »