Il trace ces mots rapidement. Elle a appris à lire son écriture déformée. Il faut qu'elle pense à lui. Il faut qu'il soit présent chaque jour. Il fait son métier de soldat et d'empereur. « Tu sais combien je t'aime, lui répète-t-il, tu as tort de penser que des objets d'occupation puissent rien diminuer des sentiments que je te porte. »
Il visite les forts. Il visite les navires de ses escadres, « vaisseau par vaisseau ». Il veut tout voir. Il ne faut pas, s'il s'est engagé au nord contre les Russes, que les Anglais puissent, comme ils l'ont tenté déjà, débarquer ici.
Il fait son devoir d'empereur, et chaque jour il écrit, parce que c'est son devoir de « fidèle époux ».
C'est cela qu'il est.
Il se souvient des lettres qu'il écrivait à Joséphine.
Il ne peut pas, il ne désire pas écrire à Marie-Louise des phrases de passion comme celles qui lui desséchaient la bouche lorsqu'il les écrivait d'Italie pour Joséphine.
Il dit : « Ménage-toi et porte-toi bien. Tu ne doutes pas de tous les sentiments de ton fidèle époux. »
Et parce qu'il a exigé qu'on lui donne chaque jour des nouvelles du roi de Rome, c'est lui qui écrit : « Le petit roi se porte bien. »
Puis il ajoute : « Je ne suis jamais fâché contre toi, parce que tu es bonne et parfaite et que je t'aime. Les étoiles brillent, la journée que je vais passer au bord de mon escadre sera belle. »
Il retrouve Marie-Louise à Anvers, épuisée par le voyage. Mais, la nuit, il aime sa lassitude consentante.
Le matin, il la regarde dormir quelques minutes, puis il part visiter des chantiers navals ou bien assister aux manœuvres des troupes, à Amsterdam ou à Utrecht.
Elle somnole au théâtre ou lors des réceptions quotidiennes. Elle ne manifeste sa gaieté et sa joie que lorsqu'ils se promènent seuls, l'escorte se tenant à distance.
Mais le temps des loisirs est fini. Il doit faire son métier. Et les festivités sont aussi des tâches. Il faut qu'elle les accomplisse avec lui, comme lui. Qu'elle réponde aux acclamations des foules qui, à Amsterdam, les attendent.
Et puis c'est à nouveau la route, parce que les dépêches sont arrivées de Paris et qu'il faut rentrer en brûlant les étapes. Napoléon, quand elle demande à déjeuner, à faire halte, a d'abord un mouvement d'humeur, puis il cède en l'embrassant.
Mais on repart à l'aube et on arrive à Saint-Cloud le lundi 11 novembre 1811, à 18 heures.
Napoléon ignore les dignitaires, les ministres, les officiers qui attendent au bas du grand escalier. Il se précipite. À l'entrée du grand vestibule, il a vu son fils que la gouvernante tient dans ses bras. Voilà près de deux mois qu'il ne l'a embrassé.
Il le prend, le serre contre lui.
Marie-Louise descend lentement de la voiture.
39.
Il se lève. C'est le milieu de la nuit. Le feu dans la cheminée éclaire la chambre. Napoléon réveille Roustam, passe dans le cabinet de travail, s'installe à sa table et commence à lire le tableau que le maréchal Berthier lui remet chaque jour et où sont relevées les distances parcourues par les troupes en marche vers le Niémen.
Il suit du doigt les colonnes où sont indiqués les différents corps, la cavalerie, l'artillerie, les chariots. Il ne peut quitter sa table malgré la fatigue qu'il sent monter. Ses jambes sont lourdes. Le bas-ventre est douloureux. Il a des pointes de douleur dans l'estomac. Mais comment s'arrêter à ces détails, à ces aigreurs du corps ?
Il doit tout contrôler, tout prévoir, un million de boisseaux d'avoine pour les chevaux, quatre millions de rations de biscuits pour quatre cent mille hommes. Il faut des équipages de pont pour la traversée du Niémen et les autres fleuves.
Il va vers la bibliothèque. Il doit lire les récits des campagnes accomplies par les différentes armées qui ont envahi la Russie. Il faut méditer cela. Et, dès lors, comment trouver le sommeil ? Il lui faut parler.
Il reçoit, tôt le matin, le comte de Narbonne. Il a fait de cet ancien ministre de Louis XVI, au moment de la déclaration de guerre en 1792, l'un de ses aides de camp.
Narbonne est un fin négociateur, un homme d'expérience. Il doit me comprendre. J'ai besoin de m'expliquer devant lui, parce que ainsi mon esprit se calmera.
- N'êtes-vous pas encore convaincu, commence Napoléon, vous qui savez si bien l'histoire, que l'extermination des Cimbres est le premier titre de la fondation de l'Empire romain ? Et c'est dans le même sang ou dans un sang pareil que l'Empire s'est retrempé chaque fois, sous Trajan, sous Aurélien, sous Théodose.
Les Cimbres d'aujourd'hui, ce sont les Russes.
- Je suis donc poussé à cette guerre aventureuse par raison politique. C'est la force des choses qui la veut. Rappelez-vous Souvarov et ses Tartares en Italie. La réponse est de les rejeter au-delà de Moscou. Et quand l'Europe le pourrait-elle, si ce n'est en ce moment ?
Il s'assied. Parfois, la tension en lui est si forte qu'il a des éblouissements. La respiration lui manque. Il sent la lourdeur de son corps. Il lui faut un effort de volonté pareil à des coups d'éperon pour s'élancer à nouveau. Qu'est devenu son corps nerveux, flexible, tranchant comme une lame qui zèbre l'air ?
Il dit d'une voix lente :
- Je ferai à Alexandre la guerre à armes courtoises, avec deux mille bouches à feu et cinq cent mille soldats, mais sans insurrection. La guerre a été dans mes mains l'antidote de l'anarchie. Et maintenant que je veux m'en servir encore pour assurer l'indépendance de l'Occident, j'ai besoin qu'elle ne ranime pas ce qu'elle a comprimé, l'esprit de la liberté révolutionnaire.
Il se tasse sur le canapé.
Il y a eu ces jours-ci des émeutes sur les marchés à Caen, dans l'Eure-et-Loir, dans les Bouches-du-Rhône. Il a dû sévir. La Garde est intervenue sur le marché de Caen. Des hommes et des femmes ont été arrêtés, certains condamnés à mort, fusillés. Il ne peut prendre le risque d'un pays qui se soulèverait. Il a fait fixer le prix du pain.
« Ce que je veux, c'est que le peuple ait du pain, c'est-à-dire qu'il en ait beaucoup, et du bon et à bon marché. »
J'ai besoin du calme des peuples. Je les sens à nouveau bouger. Le feu espagnol répand ses flammèches en Allemagne. Le maréchal Davout, le général Rapp, mon frère Jérôme s'inquiètent. « Tout s'armerait contre nous », dit Rapp, gouverneur de Dantzig, si nous essuyions une défaite. Qu'ai-je à faire de ces fadaises ? Comme si j'ignorais que ceux qui sont vaincus et blessés ne sont jamais achevés, et que la faiblesse fait dresser contre soi les peuples ! Mais je ne serai pas vaincu. Qu'ai-je à lire de tels rapports ?
« Mon temps est trop précieux pour que je le perde à m'occuper de pareilles fadaises... Tout cela ne sert qu'à salir mon imagination par des tableaux et des suppositions absurdes... »
Il regarde Narbonne.
- Vous me taxez sans doute d'imprudence, reprend Napoléon. Vous ne voyez pas que ma témérité même est un calcul, comme cela doit être pour un chef d'Empire. Je frappe au loin pour contenir près de moi, et, en fait d'entreprise extraordinaire, je ne veux tenter que l'utile et l'inévitable.
Il s'approche de Narbonne.
- Après tout, mon cher, cette route de Moscou est la route de l'Inde, murmure-t-il. Il suffit de toucher le Gange d'une épée française pour faire tomber toute l'Inde, cet échafaudage de grandeur mercantile... Vous le voyez donc, le certain et l'incertain, la politique et l'avenir illimité, tout nous jette sur la grande route de Moscou, et ne nous permet pas de bivouaquer seulement en Pologne.