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- La paix est à Moscou, dit-il en forçant sa voix. Quand les grands seigneurs russes nous verront maîtres de leur capitale, ils y regarderont à deux fois. Si je donnais la liberté aux paysans, c'en serait fait de toutes ces grandes fortunes. La bataille ouvrira les yeux à mon frère Alexandre, et la prise de Moscou à son Sénat.

Sa voix s'éteint. Il ne peut plus se faire entendre.

D'un geste, il indique qu'il faut prendre la route de Mojaïsk vers Moscou.

Le froid commence à être vif, la nuit humide. Il se sent fébrile, mais il faut atteindre Mojaïsk.

La maison où il pénètre sur la place de la petite ville désertée par ses habitants, mais qui n'a pas été brûlée, est ouverte au vent, portes arrachées. Les fourriers ont bourré les poêles.

Il fait chaud. Il s'essaie à dicter. En vain. Pas un son ne sort de sa gorge.

Il s'assied, donne un violent coup de poing sur la table. On lui apporte des feuilles et de l'encre, et il commence à écrire, déchirant les pages en petits carrés de papier sur lesquels il trace quelques lignes si vite que Berthier, Méneval, les aides de camp s'efforcent de les déchiffrer.

Mais il frappe à nouveau sur la table. Il a déjà écrit plusieurs billets. Croit-on qu'il va cesser d'agir parce qu'il ne peut plus parler ? Va-t-il soumettre son destin à une extinction de voix ? Tant qu'il sera vivant, il essaiera de mettre sa marque à l'Histoire.

Il écrit, plus lentement, un mot à Marie-Louise. Il ne lui parlera que de ce qui peut la toucher.

Le reste ? Ces deux ponts que je veux faire lancer sur la Moskova, ces chiffres précis que je demande, établissant les pertes, ces vivres que je veux qu'on rassemble, mes questions sur l'armée de Koutousov, défendra-t-il Moscou ou bien se retirera-t-il plus loin dans ce gouffre sans fond des terres russes, et Alexandre signera-t-il la paix si je suis au Kremlin ? Tout cela qui m'obsède, comment en faire part à qui que ce soit ? Et qu'entendrait Marie-Louise ?

« Mon amie, écrit-il, j'ai reçu ta lettre du 24. Le petit roi, après ce que tu me dis, est bien méchant. J'ai reçu son portrait la veille de la Moskova. Je l'ai fait voir, toute l'armée l'a trouvé admirable, c'est un chef-d'œuvre. Je suis fort enrhumé d'avoir pris la pluie à deux heures du matin pour visiter nos postes, mais j'espère en être quitte demain. Du reste, ma santé est fort bonne. Tu peux donner si tu le veux les entrées au prince de Bénévent et à Rémusat, il n'y a pas d'inconvénient. Adieu, mon amie, tout à toi.

« Nap. »

Il va mieux. Il peut parler, même si chaque mot prononcé irrite sa gorge. Mais a-t-il envie de parler ?

Il écoute les rapports des aides de camp. Pourquoi Koutousov ou Alexandre ne font-ils aucune proposition d'armistice ou de paix ? Pourquoi ces Russes continuent-ils de reculer, en ordre, sans songer à défendre Moscou ? Voudraient-ils abandonner après Smolensk leur autre ville sainte, cette troisième Rome ?

À dix heures du matin, le dimanche 14 septembre 1812, il chevauche à côté de la Garde, qui gravit d'un pas lent une colline. Il voit les soldats qui s'arrêtent. Il approche de la crête. C'est le mont des Oiseaux. Tout à coup, des cris : « Moscou ! Moscou ! Moscou ! »

Il fait beau. Le soleil l'éblouit d'abord. Puis il aperçoit dans la lumière dorée les dômes, les clochers, les palais.

Un aide de camp arrive au galop. La ville est vide. Un officier d'état-major russe a demandé une suspension d'armes. La ville, a-t-il dit, est remplie de soldats russes ivres. L'officier a recommandé les blessés à la clémence de l'Empereur.

Ce silence qui monte de la ville étreint Napoléon.

Il nomme le général Durosnel gouverneur de Moscou. Il faut que Durosnel occupe les bâtiments publics et fasse respecter l'ordre.

Mais ce silence qui recouvre la ville l'angoisse.

Il chevauche lentement jusqu'à la barrière de l'enceinte. Les aides de camp arrivent. Ils n'ont rencontré aucune députation de notables. Moscou est un désert où l'on ne croise que quelques malheureux hirsutes, sales, vêtus de peaux de mouton, des bagnards sans doute évadés des prisons.

Napoléon fait quelques pas au-delà de la barrière.

Il est à Moscou et il n'éprouve aucune joie.

Deuxième partie

Je suis dans l'obscur de tout

14 septembre 1812 - 5 décembre 1812

5.

Il a un haut-le-cœur en entrant dans cette auberge du faubourg de Dorogomilov où il doit passer la nuit du 14 septembre 1812. Il regarde un instant les fourriers et les chasseurs de son escorte qui s'affairent, versent du vinaigre et de l'alcool qu'ils font brûler pour chasser cette odeur de pourriture qui flotte dans les pièces.

Il enrage. Il ne peut refouler cette inquiétude sourde qui en même temps le ronge.

Où sont les représentants de cette ville ? Même au Caire, ils se sont présentés à lui, ils ont reconnu sa victoire, son autorité. Il a pu dialoguer avec eux.

Mais comment négocier la paix si personne n'est là pour m'écouter et me répondre ?

Il ressort. Le froid est vif. Mais il est surtout saisi par le silence que viennent parfois déchirer quelques détonations.

Il s'avance vers le grand maréchal Duroc qui revient d'une reconnaissance dans le centre de Moscou. Les soldats qui l'accompagnent poussent devant eux quelques habitants qui parlent français. Ils ont l'air égaré. Ils ne savent rien. Ils auraient dû quitter la ville comme la majeure partie de la population, expliquent-ils. Certains ne s'y sont pas résolus, pour protéger leurs biens. Un groupe gesticule. Il s'agit d'acteurs français et italiens qui jouent depuis des années à Moscou. Pourquoi auraient-ils suivi l'armée de Koutousov ?

Leur angoisse et leur peur sont contagieuses. On les protégera, dit Napoléon.

Il interroge Duroc. Toutes les autorités de la ville ont disparu. Dans le Kremlin, des malfaiteurs se sont barricadés et tirent sur les avant-gardes de Murat.

- Tous ces malheureux sont ivres, ajoute Duroc, et refusent d'entendre raison.

- Que l'on ouvre les portes à coups de canon, s'exclame Napoléon, et que l'on chasse tout ce qui s'y trouve !

Il rentre dans l'auberge, commence à dicter des ordres, à écouter les rapports des officiers qui viennent d'effectuer des patrouilles dans la ville. Les rues sont désertes, mais ici et là des individus ivres se glissent dans les maisons, tirent sur les soldats.

- Voilà donc comment les Russes font la guerre ! dit-il. La civilisation de Pétersbourg nous a trompés, lance-t-il, ce sont toujours des Scythes !

Le mardi 15 septembre, il se réveille à l'aube avec la même rage et la même inquiétude. Tout en s'habillant, il écoute les rapports de la nuit. Le bazar a pris feu vers onze heures. Cette grande place entourée de galeries abritant de nombreuses boutiques a été entièrement détruite, sans que, dans la nuit, on ait pu lutter contre l'incendie.

Il questionne longuement le maréchal Mortier et le général Durosnel. La fatigue creuse leurs traits. Leur visage et leurs mains sont encore noircis par la fumée. Ils n'ont pas trouvé de pompes, disent-ils. Des habitants et les soldats ont pillé les boutiques et les maisons. Deux autres incendies ont éclaté dans des faubourgs éloignés.

Les Russes oseraient-ils brûler Moscou ?

Il imagine un instant cette possibilité. Mais il la repousse. Ce sont sans doute les bivouacs des soldats qui ont mis le feu aux maisons de bois.

Il faut lancer de nouvelles patrouilles. Le maréchal Mortier, qui commande la Jeune Garde, remplacera Durosnel dans les fonctions de gouverneur de la ville.

Il est impatient de la visiter. Mais dès les premières rues le silence et le vide l'irritent et l'angoissent. Il n'aperçoit que quelques silhouettes derrière les croisées de certaines maisons.