Puis des hommes titubants qui s'enfuient à l'approche de la cavalcade. Où sont les foules de Milan, de Vienne, de Berlin ?
Il devine enfin le Kremlin. Il donne un coup d'éperon pour s'en approcher plus vite. Il a pour la première fois, depuis qu'il est entré en Russie, un sentiment de plénitude. Il fait le tour de l'enceinte fortifiée. Il entre dans cette ville au cœur de la ville. Il regarde longuement les clochers à coupole. Il pourrait demeurer ici avec l'armée, au centre de l'Empire russe. Les troupes de Koutousov seraient bien contraintes elles aussi d'hiberner.
Mais Moscou serait entre mes mains, et, le printemps venu, comme un vaisseau qui se libère des glaces qui l'ont emprisonné, je reprendrais le mouvement, je briserais les Russes avec une Grande Armée qui aurait recouvré dans Moscou toutes ses forces. Et Alexandre, devant cette menace, serait contraint de négocier avant même le printemps, à mes conditions.
Il songe toute la journée à cette possibilité. Il examine les ressources de la ville. Elle regorge de provisions, lui dit-on. Des palais élégants, luxueux, côtoient les masures. Les boutiques sont nombreuses.
Il visite la chambre qu'a occupée le tsar. Il ne dormira pas dans son lit. Qu'on dresse son lit de campagne. Il va se retirer tôt, afin d'écrire à Marie-Louise. C'est avec ses lettres aussi qu'il forme l'opinion à Paris. Il appelle Caulaincourt. Il veut être immédiatement averti de l'arrivée des courriers qui, chaque jour, viennent de Paris. Ces hommes sont-ils attaqués ? Comment sont renouvelés les équipages ? Ne peut-on aller plus vite ? Gagner un jour sur les quinze que demande le trajet peut être décisif. Il doit être informé le plus vite possible de ce qui se passe à Paris, dans l'Empire. Et il doit gouverner comme s'il était aux Tuileries.
Il veut ainsi une levée de cent mille hommes en France et de trente mille en Italie. « Les circonstances de la bataille de la Moskova ne doivent pas affaiblir le zèle, dit-il. Que, dès demain, cette exigence soit placée dans le portefeuille nouveau pour le courrier de Paris. »
Il est seul maintenant. Il écrit à Marie-Louise.
« Mon amie, je t'écris de Moscou où je suis arrivé le 14 septembre. La ville est aussi grande que Paris. Il y a seize cents clochers et plus de mille beaux palais, la ville est garnie de tout. La noblesse en est partie, on a obligé aussi les marchands à partir, le peuple est resté. Ma santé est bonne, mon rhume est fini. L'ennemi se retire, à ce qu'il paraît, sur Kazan. La belle conquête est le résultat de la bataille de la Moskova. Tout à toi.
« Nap. »
Il se couche, s'endort. Puis des bruits de voix. Il sort aussitôt du sommeil. Il regarde dans la lueur des bougies Caulaincourt et Duroc qui se tiennent à un pas du lit. Et, tout à coup, il aperçoit par la fenêtre cette lueur qui teinte de rouge toute la nuit.
Ils brûlent Moscou, pense-t-il aussitôt.
Il est quatre heures du matin, ce mercredi 16 septembre 1812.
Il marche d'un pas rapide vers les terrasses du Kremlin, d'où l'on peut apercevoir toute la ville. C'est comme si l'inquiétude accumulée depuis des jours venait d'exploser en lui et de se transformer en rage.
Il écoute le récit de Caulaincourt. Les premiers incendies ont éclaté loin du Kremlin, vers neuf heures du soir, mais le vent du nord a avivé les flammes et porté le sinistre au centre de la ville, puis d'autres foyers se sont déclarés et bientôt toute la ville a été embrasée. La Garde est sous les armes, des patrouilles ont été envoyées dans tous les quartiers, des incendiaires tués, on les a pris leur torche à la main. Ils sont souvent ivres et si déterminés que pour leur arracher leur torche il faut les tuer ou trancher leur poignet. On a découvert partout des dispositifs de mise à feu, des mèches. Les habitants ont avoué que la consigne a été donnée aux agents de police par le gouverneur Rostopchine d'incendier toute la ville pendant la nuit. Toutes les pompes ont été détruites ou emportées.
Napoléon regarde la ville brûler. Il reste un long moment immobile sur la terrasse, dans ce vent violent chargé de braises.
Cette ville de bois brûle comme n'ont pas pu brûler Troie ou Rome ! Il est fasciné. C'est comme un océan en feu.
Il lance des ordres. Il faut protéger le plus de bâtiments possible, sauver les ponts sur la Moskova, essayer de mettre les provisions à l'abri. Arrêter et fusiller immédiatement tous les incendiaires.
Les Russes veulent me chasser de Moscou, brûler tout ce qui peut nous être utile et nous laisser nus dans l'hiver qui vient.
Ce sont des Scythes, des barbares. Quelle guerre font-ils ?
Il ne peut se détacher de ce spectacle. Une fumée cuivreuse garnit toute l'atmosphère et s'élève haut, pleine de jaillissements d'étincelles, de brandons. Parfois des explosions se produisent, créant des tourbillons.
Les Russes, explique Caulaincourt, ont placé des charges, des obus dans les poêles de différents palais.
Napoléon suit des yeux les volutes de fumée nacrée qui forment en se rejoignant une sorte de pyramide dont la base recouvre toute la ville. Au-dessus apparaît la lune.
Aucune fiction, murmure-t-il, aucune poésie ne peut égaler cette réalité.
Il se tourne vers le général Mouton qui se tient près de lui.
- Ceci nous présage les plus grands malheurs, ajoute-t-il.
Puis il se reprend. Un empereur ne se confie pas.
Il écarte ceux qui l'entourent, descend dans la cour du Kremlin. Il est neuf heures du matin. Le vent a tourné à l'ouest. Les maisons proches du Kremlin commencent à flamber. Il sent cette odeur soufrée, il respire cet air qui irrite la gorge, la peau et les yeux. Il s'arrête. Des soldats de la Garde encadrent deux hommes en uniforme, aux visages noircis. Ce sont des boutechnicks, des policiers.
Qu'on les interroge.
Il va et vient devant eux. On traduit leurs réponses. L'incendie a été préparé par ordre du gouverneur Rostopchine, confirment-ils. Des policiers ont été chargés de l'allumer quartier par quartier.
Tout à coup, l'arsenal, proche du Kremlin, s'embrase. Il voit des soldats de la Garde qui tentent d'empêcher le pont qui traverse la Moskova à partir du Kremlin de s'embraser. Leurs bonnets à poils brûlent sur leurs têtes. L'atmosphère devient irrespirable.
Les Russes peuvent avoir combiné cet incendie avec une attaque de leurs troupes sur Moscou. Il ne peut rester enfermé dans la ville. Il faut en sortir.
Il multiplie les ordres. Il ne se laissera jamais prendre dans un piège. Il sort du Kremlin, marche dans les décombres des quartiers ouest. Il avance dans la chaleur étouffante, un mouchoir sur la bouche, il marche sur une terre de feu, dans un ciel de feu. Des brandons tombent autour de lui. Il longe la Moskova. L'incendie ressemble à un crépuscule rouge qui embrase tout l'horizon.
Il traverse la Moskova sur un pont de pierre, monte à cheval.
La monture se cabre. Tout au long de la route de Mojaïsk, l'incendie déroule ses murailles de flammes. Les faubourgs sont détruits. Des soldats errent dans les ruines fumantes, s'enfoncent dans les caves, pillent les maisons calcinées.
Que deviendra la Grande Armée livrée ainsi aux instincts ?
Il s'installe au château de Petreskoïe, à deux lieues de Moscou. Il veut rester seul. Il marche dans le parc. Il regarde l'horizon. Moscou continue de brûler malgré une pluie fine qui commence à tomber.
Il est replié sur lui-même. Les projets se succèdent dans sa tête. Parfois, dans ce château, le plus beau qu'il ait habité depuis le début de la campagne, il va vers la table sur laquelle les cartes ont été déroulées.
Il appelle Berthier, Eugène de Beauharnais, Murat. D'abord, il ne parle pas. Que pensent-ils ? Il les dévisage. Murat est le seul qui paraît satisfait. Il prétend que les cosaques de l'arrière-garde de Koutousov ont tant d'estime pour sa bravoure qu'ils ont décidé de ne pas le tuer !