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Berthier, prince de Neuchâtel, rêve de retrouver son château de Grosbois, d'y organiser des chasses et d'y recevoir sa maîtresse, Mme de Visconti ! Quant à Eugène, fidèle entre les fidèles, il est lui aussi las de cette guerre, si loin des siens, de l'Italie.

Et moi ? Croient-ils que je n'ai pas de rêve ?

Il se retourne vers le portrait du roi de Rome qu'il a fait placer dans la pièce.

Il va et vient, les mains derrière le dos, la tête penchée, sans les regarder.

- Nous pouvons, commence-t-il, l'incendie éteint, rester à Moscou. Les subsistances sont dans les caves et toutes les maisons n'auront pas été détruites.

Il les regarde. Aucun d'eux n'ose répondre.

- Nous pouvons, reprend-il, rejoindre Smolensk, ou même Vilna.

Berthier et Eugène approuvent.

- Nous pouvons aussi, continue-t-il en se penchant vers la carte, marcher vers Saint-Pétersbourg, forcer Alexandre à s'enfuir ou à signer la paix. Comme nous l'avons fait avec l'empereur d'Autriche à Vienne, et le roi de Prusse à Berlin.

Ils baissent les yeux.

Il devra choisir seul.

Et d'abord il rentre à Moscou, même si la ville flambe encore.

Il avance lentement avec son escorte au milieu des ruines fumantes des quartiers détruits. Il doit tout voir, parce qu'il faut toujours mesurer ce dont l'ennemi est capable.

Les Russes, il en est persuadé, vont se servir de l'incendie pour dresser le peuple contre lui. Il sera l'Antéchrist. Il faut, sans tarder, combattre cette calomnie, tenter de prendre les incendiaires à leur propre piège.

Il écrit à Marie-Louise, parce qu'elle parlera autour d'elle, qu'elle écrira à son père, et qu'à la Cour de Vienne on doit aussi le guetter pour se retourner contre lui.

- Les Autrichiens et les Prussiens sont des ennemis sur nos arrières, dit-il à Berthier.

« Je n'avais pas idée de cette ville, écrit-il à Marie-Louise. Elle avait cinq cents palais aussi beaux que l'Élysée Napoléon, meublés à la française avec un luxe incroyable, plusieurs palais impériaux, des casernes, des hôpitaux magnifiques. C'est le gouverneur et les Russes qui, de rage d'être vaincus, ont mis le feu à cette belle ville. Ces misérables avaient poussé la précaution jusqu'à enlever ou détruire toutes les pompes... Il ne reste que le tiers des maisons. L'armée a trouvé bien des richesses de toute espèce car dans ce désordre tout est au pillage. Le soldat a des vivres, l'eau-de-vie de France en quantité.

« Tu ne dois jamais prêter l'oreille aux bavardages de Paris.

« Écris souvent à ton père, envoie-lui des courriers extraordinaires, recommande-lui de renforcer le corps de Schwarzenberg pour qu'il se fasse honneur.

« Je considère quelquefois le portrait de Gérard, que je trouve très beau.

« Tu ne doutes pas que je t'aime beaucoup et que mon bonheur est d'être près de ma bonne Louise.

« Embrasse trois fois le petit roi, aime-moi et ne doute jamais.

« Nap. »

Il est déjà deux heures du matin. Mais il n'est pas question de céder au sommeil ou à la fatigue. Il doit tendre toutes les rênes maintenant que l'incendie s'achève parce que la pluie tombe avec violence, que le vent ne souffle plus et, comme il l'écrit encore à Marie-Louise, pour qu'elle le dise, parce que « nous avons fusillé tant d'incendiaires qu'ils ont cessé ».

Il faut d'abord tenter de conclure la paix, en dressant les Russes et si possible l'Empereur contre ceux qui ont détruit Moscou.

Il reçoit le major général Toutolmine, directeur de l'Hospice des enfants trouvés, dont les pupilles sont restés à Moscou. Toutolmine demande l'aide des Français. Napoléon déroule devant lui l'affiche que le gouverneur Rostopchine a fait placarder devant sa maison de Wornzovo, à peu de distance de Moscou. Il la lit en jetant des coups d'œil à Toutolmine : « J'ai embelli pendant huit ans cette campagne et j'y vivais heureux au sein de ma famille, a écrit Rostopchine. Les habitants de cette terre, au nombre de mille sept cent vingt, la quittent à votre approche et, moi, je mets le feu à ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou avec un mobilier d'un demi-million de roubles ; ici, vous ne trouverez que des cendres. »

Napoléon s'approche de Toutolmine. Cette barbarie criminelle de Rostopchine l'est d'autant plus, dit-il, que la population civile n'a rien à craindre des Français. Détruire des villes, est-ce la manière de faire la guerre ?

Monsieur le major général, demande-t-il en se penchant, se souvient-il de Pougatchev, l'homme qui voulait libérer les serfs ?

- Je n'ai pas voulu déchaîner l'ouragan de la révolte des paysans, murmure Napoléon.

Il marche dans la pièce. Il est prêt à permettre à un envoyé de Toutolmine de franchir les avant-postes pour rendre compte de la situation de l'hospice à l'Impératrice, puisqu'elle patronne cette institution.

Il revient vers Toutolmine, dit brusquement :

- Je vous prie, en le faisant, d'écrire à l'empereur Alexandre, pour la personne de qui j'ai toujours la même estime, que je désire la paix.

Il regarde s'éloigner Toutolmine.

Il faut toujours tout tenter. La paix, maintenant, alors qu'il est à Moscou, serait la meilleure des solutions. Peu en importent les conditions. Si elle était signée, elle paraîtrait à l'Europe comme le couronnement de la victoire militaire, alors que, s'il devait quitter Moscou sans avoir pu conclure une négociation avec le tsar, cela serait considéré comme un échec.

- L'Europe me regarde, dit-il à Caulaincourt.

Il se tait quelques minutes, puis tout à coup questionne :

- Voulez-vous aller à Pétersbourg, monsieur le grand écuyer ? Vous verrez l'empereur Alexandre. Je vous chargerai d'une lettre et vous ferez la paix.

Il faut savoir aller au-delà de son orgueil. J'ai souvent fustigé Caulaincourt. Aujourd'hui, j'ai besoin de lui.

Caulaincourt refuse, déclare que la mission serait inutile.

Que sait-on de ce qui est possible ou impossible avant de l'avoir tenté ?

- N'allez qu'au quartier général du maréchal Koutousov !

Mais Caulaincourt s'obstine.

- Eh bien, j'enverrai Lauriston, il aura l'honneur d'avoir fait la paix et de sauver la couronne de votre ami Alexandre.

Je dois tout tenter pour obtenir la paix. Mais comment croire qu'elle est possible ? L'incendie de Moscou est la preuve même de la détermination des Russes. Caulaincourt croit-il que j'imagine un seul instant qu'une mission auprès d'Alexandre ait de fortes chances de réussir ? Mais serais-je persuadé qu'elle est vouée à l'échec, que je la tenterais quand même, puisque la paix serait la meilleure des solutions. Et qu'il ne me coûte rien de l'essayer, seulement un peu d'orgueil. Et qui s'arrête à cela quand le destin est en jeu ?

Il reçoit Iakovlev, l'un des rares seigneurs russes restés à Moscou. L'homme est vieux. Il avoue qu'il voulait quitter Moscou, mais qu'il n'a pu mettre son projet à exécution. Il parle parfaitement français, avec élégance. Il a autrefois connu à Paris le maréchal Mortier.

- Je ne fais pas la guerre à la Russie, commence Napoléon, mais à l'Angleterre. Pourquoi le vandalisme d'un Rostopchine ?

Il parle longuement, puis tout à coup s'interrompt.

- Si j'écrivais, porteriez-vous ma lettre et pourrais-je être sûr qu'elle serait remise à Alexandre ? Dans ce cas, je vous ferais donner un laissez-passer, pour vous et tous les vôtres.

Iakovlev hoche la tête.

- J'accepterais volontiers la proposition de Votre Majesté, dit-il, mais il m'est difficile d'en répondre.