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Il m'importe peu que Iakovlev demeure ou non à Moscou. Je dois courir la chance de renouer avec Alexandre.

D'un seul trait, il dicte une lettre pour le tsar.

« Monsieur mon Frère,

« La belle et superbe ville de Moscou n'existe plus. Rostopchine l'a fait brûler. Quatre cents incendiaires ont été arrêtés sur le fait ; tous ont déclaré qu'ils mettaient le feu par les ordres de ce gouverneur et du directeur de la Police ; ils ont été fusillés. Le feu paraît enfin avoir cessé. Les trois quarts des maisons sont brûlées, un quart restent.

« Cette conduite est atroce et sans but. A-t-elle pour objet de nous priver de quelques ressources ? Mais ces ressources étaient dans les caves que le feu n'a pu atteindre. D'ailleurs, comment détruire une ville des plus belles du monde et l'ouvrage des siècles pour atteindre un si faible but ? Si je supposais que de pareilles choses fussent faites par les ordres de Votre Majesté, je ne lui écrirais pas cette lettre ; mais je tiens pour impossible qu'avec ses principes, son cœur, la justesse de ses idées elle ait autorisé de pareils excès, indignes d'un grand souverain et d'une grande nation. »

Il faut toujours, quand on ne peut écraser totalement un adversaire, lui laisser la possibilité de fuir et de sauver les apparences, pour qu'au lieu d'être acculé à se battre jusqu'à la mort il accepte de traiter.

Je dois tendre la main à Alexandre, quel que soit cet homme dont j'ai dit tant de fois, dont je sais qu'il est faux.

Napoléon reprend :

« J'ai fait la guerre à Votre Majesté sans animosité : un billet d'elle avant ou après la dernière bataille eût arrêté ma marche, et j'eusse voulu être à même de lui sacrifier l'avantage d'entrer à Moscou.

« Si Votre Majesté me conserve encore quelque reste de ses anciens sentiments, elle prendra en bonne part cette lettre. Toutefois, elle ne peut que me savoir gré de lui avoir rendu compte de ce qui se passe dans Moscou. »

J'ai fait ce que je devais, sans illusions. Mais sans hésitation. Maintenant, au travail. Le jour, et la nuit.

Les estafettes arrivent, avec le portefeuille de Paris, le paquet de lettres de Varsovie et celui de Vilna. Rien ne va plus en Espagne, Wellington est entré dans Madrid le 12 août. Autrichiens et Prussiens, au moindre revers ici, deviendraient « nos plus dangereux ennemis ».

Bernadotte, le Judas, a signé le 30 août un traité d'alliance avec Alexandre Ier, contre moi ! Qu'espère-t-il ? Que le tsar et les Anglais le placent à la tête de la France ? Ce fou de jalousie est bien capable d'imaginer cela ? Ne suis-je pas devenu, comme dit Mme de Staël réfugiée à Stockholm, « l'ennemi du genre humain » ? Et elle est là-bas pour organiser, disent nos espions, la croisade du « monde libre » contre moi ! Avec cette Russie où l'on vend les paysans aux enchères comme les esclaves au temps de Rome !

Voilà mes ennemis.

Et mes seules ressources sont dans ma volonté, dans mon esprit, dans mon travail.

Il dicte dépêches, décrets, parfois durant toute la nuit.

Rien ne doit échapper à mon autorité.

Le 15 octobre 1812, il élabore un décret qui organise la Comédie-Française. Durant quelques minutes, tout en parlant, il oublie où il se trouve, dans ce Kremlin sur lequel, le 13 octobre, vient de tomber la première neige.

« Les comédiens sont réunis en société, et le produit des recettes est réparti en vingt-quatre parts... »

Il achève de dicter le décret, puis il s'approche de la fenêtre. Il fait beau, le temps est doux comme à Fontainebleau. Il voudrait croire que cela peut durer. Que Caulaincourt a exagéré sa description du climat. Mais la neige est tombée avant-hier.

- Dépêchons-nous, dit-il. Dans vingt jours, il faudra être dans les quartiers d'hiver.

Il descend dans la cour du Kremlin pour présider la parade comme il le fait chaque jour. Puis travail, à nouveau.

Il veut qu'on évacue les blessés sur Smolensk. De là ils rejoindront Vilna, puis la France, escortés par des sous-officiers qui, de retour dans leurs casernes, formeront les nouvelles recrues de la conscription. Qu'on recense les voitures, qu'on réorganise les unités. Chaque soir, il reçoit les maréchaux, les généraux. On écoute un chanteur italien, Tarquinio, un soprano qui a été contraint, avec sa troupe, de rester à Moscou. L'incendie et le pillage les ont laissés démunis.

Qu'on les aide. Mais il interrompt rapidement le spectacle. L'heure n'est pas aux chants. Il interroge les officiers. Caulaincourt explique que pour la première fois des relais, des courriers venus de Paris ont été attaqués. La liaison quotidienne avec la capitale de l'Empire n'est plus sûre.

Voilà le plus grave.

Il écoute Murat qui continue à parlementer avec les cosaques et n'est que le corbeau de la fable, en face de renards.

- Ces pourparlers n'ont pour but que d'effrayer l'armée sur son éloignement de la France, sur le climat, sur l'hiver, dit Napoléon.

Murat est dupe.

- Ces gens-là ne veulent pas traiter. Koutousov est poli, lui voudrait en finir. Mais Alexandre ne le veut pas, il est entêté, poursuit l'Empereur.

Il étudie les cartes. Si l'on quitte Moscou, on marchera d'abord vers le sud. Il faut que les corps de troupes confectionnent pour quinze jours de biscuits. Il faut qu'on réunisse toutes les voitures qu'on ne peut atteler au Kremlin.

Il a pris sa décision. Reste sa mise en œuvre. Il faut jusqu'au dernier instant dissimuler à tous le moment du départ.

Le dimanche 18 octobre 1812, à midi, dans la cour du Kremlin, il passe en revue le 3e corps, celui du maréchal Ney. Il fait beau. La fanfare joue un air allègre. Un aide de camp surgit tout à coup. C'est M. de Béranger, officier auprès de Murat, qui annonce que les Russes ont attaqué à Winkovo.

Napoléon écoute le rapport. Les bivouacs français ont été surpris. Les Russes ont emporté douze canons. Seule la charge de Murat a permis de les repousser.

- Il faut que je voie tout par mes yeux, s'écrie Napoléon. Sans la présence d'esprit de Murat et son courage, tout eût été pris, et lui-même compromis. Mais je ne puis me rapporter à lui. Il se fie sur sa bravoure, s'en rapporte à ses généraux et ceux-ci sont négligents. Dans tous les cas il faut laver l'affront de cette surprise. Il ne faut pas qu'on dise en France qu'un échec nous a forcés à nous retirer.

Il saute de cheval, rentre dans les bâtiments.

- Quelle bêtise de Murat ! Personne ne se garde. Cela dérange tous mes projets. On me gâte tout.

Il reste seul. Il n'est plus temps d'attendre. Demain, il quitte Moscou.

Il doit écrire quelques lignes à Marie-Louise, paisibles, rassurantes.

« Ma bonne Louise,

« Je t'écris au moment où je monte à cheval pour visiter mes avant-postes. Il fait ici chaud, un très beau soleil, aussi beau qu'il peut faire à Paris dans le courant de septembre. Nous n'avons encore eu aucun froid. Nous n'avons pas encore éprouvé les rigueurs du climat du Nord.

« Mon intention est de prendre bientôt mes quartiers d'hiver et j'espère pouvoir te faire venir en Pologne pour te voir. Baise pour moi le petit roi deux fois et ne doute jamais des sentiments de ton tendre époux.

« Nap. »

Il est sept heures du matin, le lundi 19 octobre 1812. Il s'approche du général Rapp, qui paraît soucieux.

Imagine-t-il que je ne le suis pas ? Je regarde ces milliers de voitures remplies des produits du pillage - tableaux, vases, fourrures, reliques, meubles, tonneaux. Ça, mon armée ? Et ces cent mille hommes, à l'exception de la Garde, sont-ce encore tout à fait des soldats, chargés de flacons et de sacs pleins de leurs rapines, leurs corps emmaillotés de vêtements disparates ?