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Que puis-je exiger de ces hommes-là ?

Il dit à Rapp d'un ton joyeux :

- Eh bien, Rapp, nous allons nous retirer sur la Pologne : je prendrai de bons quartiers d'hiver ; j'espère qu'Alexandre fera la paix.

- Les habitants prédisent un hiver rigoureux, dit Rapp.

Napoléon s'éloigne.

- Bah, bah, avec vos habitants ! lance-t-il. Voyez comme il fait beau !

Il rejoint le maréchal Berthier.

Il exige d'une voix rude que chaque voiture prenne en charge deux blessés. « Toute voiture qui sera trouvée en marche sans ces blessés sera brûlée. Les voitures devront être numérotées, sous peine de confiscation. »

Berthier murmure qu'elles sont peut-être vingt, trente, quarante mille !

Il ne répond pas. Il dicte un nouvel ordre, à transmettre au maréchal Mortier, qui devra rester avec dix mille hommes au Kremlin, après avoir fait partir les éclopés et les blessés.

« Le 23 octobre à deux heures du matin, le maréchal Mortier fera mettre le feu au palais du Kremlin. »

Il regarde Berthier, puis recommence à dicter tout en marchant.

« Quand le feu sera en plusieurs endroits du Kremlin, le maréchal Mortier, duc de Trévise, se portera sur la route de Mojaïsk. À quatre heures, l'officier d'artillerie chargé de cette besogne fera sauter le Kremlin. Sur sa route, il brûlera toutes les voitures qui seraient restées en arrière, fera autant que possible enterrer tous les cadavres et briser tous les fusils qu'il pourrait rencontrer. »

Voilà.

La Garde s'ébranle. Il prend place au milieu d'elle, droit sur sa selle.

Il est neuf heures du matin, ce lundi 19 octobre 1812.

Il quitte Moscou.

6.

Il regarde loin devant lui. Il voudrait ne pas voir, mais il aperçoit sur les bords de la route des grenadiers de sa Garde, arrêtés déjà. Et on ne marche que depuis quelques heures. Ils fouillent dans leurs sacs. Ils abandonnent des objets trop lourds. Les talus boueux sont déjà recouverts de livres aux reliures dorées, de statuettes, de robes, de tapis.

Il ne doit rien laisser apparaître de ce qu'il ressent, ni l'inquiétude, ni la rage, ni l'incertitude.

Et cependant elles le rongent. A-t-il eu raison de prendre la route du Sud, vers Kalouga, pour infliger une défaite à Koutousov ? Et où est le feld-maréchal russe ? On n'aperçoit de temps à autre, surgissant du brouillard, que des cosaques, qui tirent quelques coups de feu, donnent des coups de lance puis s'égaillent comme une nuée de mouches quand les escadrons de la Garde chargent. Mais ils ont tué ou blessé quelques hommes qui restent allongés sur la terre.

Fallait-il gagner au plus vite Smolensk, où se trouvent des magasins remplis d'approvisionnements ? Cette armée a besoin de tout, de pain, de munitions, de chaussures, d'uniformes, de charpie pour les blessés.

Et si les magasins étaient vides, parce que les commissaires aux approvisionnements sont des incapables et des brigands ? Et si les troupes russes venues du sud, celle des généraux Tormasov et Tchitchakov, rejoignaient celles commandées par Wittgenstein qui descendent du nord, je serais encerclé, enfermé dans cette Russie, cependant que toute l'Europe, mon Empire se soulèverait !

Mais il faut rester impassible, ne pas voir ces voitures qui ont déjà versé sur le côté, ces caissons d'artillerie embourbés parce que la terre est devenue une glu, que le chemin de traverse que j'ai choisi pour rejoindre la nouvelle route de Kalouga, pour échapper ainsi aux reconnaissances de Koutousov, est étroit et creusé de fondrières.

Et après les longs brouillards glacés de la matinée, les pluies de la journée, c'est le froid de la nuit qui tombe.

Les pièces du château de Troïtskoïe, la première halte de quelques heures, puis la chambre de Fominskoïe, et la maison de Borovsk, les étapes suivantes sont sales, gelées et humides. Napoléon ordonne qu'on brûle les voitures qui ne peuvent plus avancer. Il voit des soldats qui dépècent des chevaux. Certains grenadiers plongent leurs bras, leur tête même, dans le ventre ouvert de la bête pour y chercher le foie, fouillant dans les entrailles. D'autres remplissent des seaux avec le sang, qu'ils boiront chaud.

Il ne peut pas ne pas remarquer cela, lire sur les visages de Caulaincourt, de Rapp, de Berthier, d'Eugène, de Lauriston l'angoisse. Ils l'entourent et le questionnent des yeux.

Il prend Caulaincourt par le bras.

- Je vois qu'il sera indispensable que je me rapproche de mes réserves, dit-il. Car j'aurai beau chasser Koutousov et lui faire évacuer Kalouga et ses retranchements, les cosaques gêneront toujours mes communications.

Caulaincourt approuve et, d'une voix altérée, évoque le climat qui va changer, la neige et le froid qui vont venir, et ces mouvements de paysans, de partisans, que signalent les courriers lorsqu'ils arrivent. Tout le pays, jusqu'à la frontière du grand-duché de Varsovie, est en train de se soulever. On ne peut plus fourrager sans risque. Les estafettes sont attaquées. On tue les soldats isolés. Des rumeurs se répandent. Les paysans empalent leurs prisonniers ou bien les jettent dans des récipients d'eau ou d'huile bouillantes.

Il ne doit rien répondre, rien montrer de ce qu'il ressent. Il dit seulement :

- Nous serons sans nouvelles de France, mais le plus fâcheux, c'est qu'en France on sera sans nouvelles de nous.

Il faut une grande circonspection dans ce que l'on écrit, exige-t-il. Toutes les lettres peuvent être prises.

Il écrit à Marie-Louise en pensant à cela.

« Ma bonne amie, ma santé est bonne, mes affaires vont bien. J'ai abandonné Moscou après avoir fait sauter le Kremlin. Il me fallait vingt mille hommes pour garder cette ville. Détruite comme elle était, elle gênait mes opérations. Le temps est très beau.

« Je partage le désir que tu as de voir la fin de tout ceci, tu ne dois pas douter du bonheur que j'aurai de t'embrasser.

« Baise le petit roi pour moi, écris à ton père que je le prie de penser à Schwarzenberg et de le faire soutenir par le corps de troupe de Galicie et de le renforcer. Quand tu écris à l'Impératrice, mets-moi à ses pieds.

« Adieu, mon amie. Tu sais combien je pense à toi. Tout à toi.

« Nap. »

Il entend le canon. Il sort aussitôt. On se bat autour de Maloiaroslavets, plus au sud. Il chevauche dans la direction des combats, écoute les rapports des éclaireurs. Ce sont le maréchal Davout et Eugène de Beauharnais qui ont été attaqués par les Russes du général Doctorov, l'avant-garde de Koutousov. Ils les ont repoussés, fait quelques prisonniers, mais les cosaques sont partout, harcelant les troupes.

Napoléon rentre à Borovsk. Il interroge un officier prisonnier. L'homme est calme comme un vainqueur. L'empereur Alexandre a déclaré, répète-t-il : « C'est maintenant que ma campagne commence. »

L'homme ne répond à aucune question concernant les mouvements de Koutousov. Les Russes se replient-ils après avoir été battus à Maloiaroslavets ? Et comment les poursuivre avec une armée dont les hommes et les chevaux sont épuisés ?

Napoléon ne peut rester en place. Il marche dans la pièce. Il consulte les cartes. Il sort sur le seuil. La nuit est grise de brouillard. On ne voit pas à quelques pas.

- Cela devient grave, murmure-t-il. Je bats toujours les Russes, mais cela ne termine rien !

Il se tait tout en marchant dans ce réduit qui pue, puis, tout à coup, il saisit son chapeau.

- Je vais m'assurer moi-même si l'ennemi est en position ou en retraite, comme tout l'annonce. Ce diable de Koutousov ne recevra pas la bataille. Faites avancer mes chevaux, partons.