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Il se heurte à Berthier, qui lui barre le passage. Le jour n'est pas levé, dit le maréchal. On ne sait pas quelle est la position des différentes unités. Les cosaques peuvent surgir à tout instant.

Un aide de camp d'Eugène arrive, confirme la retraite des troupes de Koutousov. Napoléon écoute, attend quelques minutes. Mais il ne peut rester dans cette pièce enfumée. Il veut agir. Il monte à cheval, sans se soucier de qui le suit.

Il chevauche, et tout à coup des cavaliers surgissent du brouillard, crient, enveloppent l'escorte, les aides de camp. Il entend le cri de Rapp :

- Arrêtez, Sire, ce sont des cosaques !

- Prends les chasseurs du piquet et porte-toi en avant ! lance Napoléon.

Il regarde autour de lui. Berthier et Caulaincourt sont à ses flancs, l'épée tirée. Il dégaine.

On se bat devant lui. Il entend le choc des coups portés, les cris, les hourras des cosaques. Les escadrons de la Garde surviennent enfin, au moment où le brouillard se lève. Il découvre alors dans la plaine des milliers de cosaques, sans doute ceux de Platov, qui ont attaqué les bivouacs de la Garde et le parc d'artillerie, entraînant avec eux des prisonniers, des pièces de canon. Ils ont dû surgir des bosquets d'arbres qui, de-ci, de-là, forment dans la plaine des massifs sombres.

Il faut montrer sa sérénité, sa gaieté même. Il rit, plaisante avec Lauriston et Rapp. Il sent les regards des grenadiers qui ne le quittent pas des yeux.

Il doit apparaître héroïque et invulnérable.

« Vive l'Empereur ! » crie-t-on. Mais les voix s'éteignent vite. Il rentre lentement, traversant les bivouacs. Les hommes sont accroupis autour des feux. Il les sent recroquevillés en eux-mêmes. Indifférents les uns aux autres. Ennemis, même. Isolés par le froid qui tombe et la faim qui les tenaille. Il convoque le docteur Yvan, le médecin de la Garde, qui lui est attaché depuis des années.

Il le dévisage. Il veut, dit-il en tournant le dos à Yvan, une ampoule remplie d'un poison violent. Il veut la porter sur lui. Il ne doit pas courir le risque d'être fait prisonnier.

Il fait face à Yvan qui balbutie. Il répète qu'il s'agit d'un ordre à exécuter immédiatement.

C'est le dimanche 25 octobre 1812. Il a donc failli être tué ou capturé. Mais le destin l'a laissé en vie. Alors, en avant.

Il donne le signal du départ. Il a pris sa décision. On gagnera au plus vite Smolensk. On abandonne la route du Sud, on reprend la route de Mojaïsk, de Borodino et de Wiazma.

Maintenant, la nuit, il gèle, mais les journées froides ne sont encore que grises. Il chevauche au milieu de la Garde, puis il monte en voiture et marche de longues heures à pied, avec les soldats, comme un soldat, s'appuyant au bras de Caulaincourt ou de Berthier, ou bien prenant appui sur un gros bâton.

Il voit.

Les morts sur les talus et sur la route. Les blessés abandonnés. Les voitures brisées auxquelles il donne l'ordre de mettre le feu.

Tout à coup, il reconnaît ces plateaux, dont la terre est encore retournée, ces ravins d'où s'envolent des milliers de corbeaux. Les étendues sont couvertes de débris et de morts. Des bras sortent de terre. Des carcasses de chevaux achèvent de pourrir. La pluie a délavé le terrain et les cadavres enterrés sont en partie mis au jour. Voilà le village de Borodino.

Cela fait à peine cinquante-deux jours que la bataille de la Moskova a eu lieu.

Il voudrait faire accélérer le pas. Chaque soldat qui passe entre ces morts qui pourrissent est un homme qui perd de son énergie, qui désespère. Il regarde Caulaincourt. Son frère repose aussi dans cette terre. Il entend les murmures qui montent de la troupe en marche. Il veut savoir. On dit qu'on a trouvé un grenadier français, les jambes coupées mais encore vivant. L'homme aurait vécu dans la carcasse des chevaux, se nourrissant de leur chair.

Il faut se murer. Il faut avancer.

Il se retourne. La colonne s'étire à perte de vue. Les voitures cahotent, versent, brûlent. On les pille. On passe près d'une abbaye d'où s'élèvent des plaintes. Des blessés sont encore là depuis la bataille.

Il s'arrête. Qu'on les charge dans les voitures, dans celles de sa Garde et de la Maison de l'Empereur.

Il repart. Il entend des cris. Les conducteurs des voitures lancent leurs attelages pour que les cahots fassent tomber sur la route les blessés qu'ils ont dû prendre.

Il détourne la tête. Il murmure :

- L'armée n'est pas belle à montrer, aujourd'hui.

Mais il faut qu'il sache. Il ne sert à rien d'ignorer. Il sort de la route. Il monte sur une hauteur. Il veut voir défiler les troupes et les convois. De combien d'hommes dispose-t-il encore ? Ils étaient cent mille au départ de Moscou. Peut-être n'en reste-t-il, dix jours plus tard, que la moitié.

On pousse devant lui un homme au regard insolent. C'est le comte de Wintzingerode, aide de camp d'Alexandre Ier, qu'on a surpris revêtu d'une redingote civile aux portes de Moscou alors qu'il incitait à la désertion les soldats français.

Quoi, un homme né dans le Wurtemberg, un de mes sujets, qui s'est mis au service du plus offrant, un agent secret, un espion - pas un soldat, un débaucheur de troupes ! Un traître. Napoléon hurle. Il ne peut plus se contenir. Toute la rage qui est en lui, qui s'est accumulée à chaque regard porté sur cette route, sur ces soldats, sur ces blessés, ces morts explose. Cet homme mérite d'être fusillé.

Il regarde Caulaincourt, Berthier, Murat.

Ils me condamnent.

Il appelle lui-même les gendarmes.

- Comme vous voudrez, Sire, mais jamais comme un traître, dit Wintzingerode.

Napoléon donne un coup de pied dans la terre durcie par le gel. Il lève la tête, aperçoit à quelque distance de la route un château. La bâtisse est grande et belle. Que deux escadrons de la Garde aillent y fourrager et y mettre le feu.

- Puisque messieurs les barbares trouvent bon de brûler leurs villes, il faut les aider ! crie-t-il.

Il se calme tout à coup. Les flammes enveloppent le château. Il regagne la route. Il ne fera pas fusiller ce Wintzingerode. Il se rapproche de Caulaincourt, lui tire l'oreille.

- C'est à cause d'Alexandre que vous vous intéressez à lui ? Allez, allez, on ne lui fera pas de mal.

Il donne une tape sur la joue du grand écuyer.

Il se dresse sur ses étriers. Devant lui, les champs sont blancs. La neige est tombée. Le froid va venir envelopper tout ce qui reste de l'armée. La neige va la recouvrir.

Il se penche vers Caulaincourt, l'interroge.

- Notre retraite aura monté la tête à tout le monde, dit le grand écuyer.

En Russie, en Autriche, en Prusse.

- Et le froid, poursuit Caulaincourt, va apporter de grands malheurs.

Il l'écoute. Il faut avancer plus vite, prendre de vitesse le froid, atteindre Smolensk, franchir la Bérézina, cet affluent du Dniepr, avant que les troupes russes du Nord et du Sud ne se rejoignent, ne nouent le lacet autour de moi. Puis l'armée pourra se reconstituer à Vilna, ou derrière le Niémen.

À ce moment-là, peut-être pourra-t-il rejoindre Paris après avoir fait prendre ses quartiers d'hiver à l'armée.

Il faut qu'il commence à évoquer cette possibilité. Car il ne peut rester ici, enseveli sous la neige, alors que l'Empire serait en danger.

Il pense à son départ d'Égypte.

Il faut savoir choisir.

Il gèle, dimanche 1er novembre 1812. Il écrit quelques lignes à Marie-Louise.

« Je me rapproche de la Pologne pour y établir mes quartiers d'hiver. C'est cent lieues de moins qu'il y aura entre nous. Ma santé est parfaite, mes affaires vont bien. »

C'est cela qu'il faut dire, écrire.

Qui peut imaginer, hormis ceux qui sont ici, près de moi, ce qui survient ?