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Même les meilleures unités se débandent. Chacun pour soi. Et pourtant il faut se battre. Que le maréchal Ney prenne le commandement de l'arrière-garde. Ces cosaques sont comme les Arabes. Il faut marcher comme en Égypte, les bagages au centre et les baïonnettes formant un hérisson.

Mais je vois ces fusils jetés à terre parce que les mains gèlent sur le métal.

Les premières bourrasques de neige sont tombées, et la température est devenue glaciale.

Je vois les hommes qui se couchent sur le bord de la route, ceux qui tombent asphyxiés dans les feux parce qu'ils se sont approchés trop près des flammes. Et les blessés abandonnés qui forment, au milieu des objets éparpillés, comme une longue traînée noire.

Napoléon arrive le 6 novembre 1812 à Mikhaeliska, un village composé de petites maisons à demi détruites, pleines d'hommes déjà, ceux qui précèdent l'avant-garde pour s'assurer un toit, piller les vivres avant l'arrivée de la colonne.

La neige tombe à gros flocons et en même temps le brouillard est épais. Le ciel semble avoir disparu.

Tout à coup, au moment où il pénètre dans une masure, un cavalier surgit, fendant la foule des soldats, se faufilant entre les voitures. C'est une estafette. Il l'entend crier : « L'Empereur ! l'Empereur ! » L'homme s'approche enfin, tend un portefeuille chargé de dépêches.

Des missives de Paris. Il lit.

Il ne doit pas laisser son visage tressaillir.

Dans la nuit du 22 au 23 octobre, le général Malet, emprisonné depuis 1808 pour un complot républicain, enfermé dans une maison de santé, s'est évadé. Il a réquisitionné une cohorte de la Garde nationale en prétextant que l'Empereur était mort en Russie. Il a présenté un faux sénatus-consulte, déclarant déchu le régime impérial et établissant un gouvernement provisoire dont le général Moreau serait le président et lui, Malet, le représentant. Avec ses complices, le général Lahorie, ancien chef d'état-major de Moreau, Guidal, un ami de Barras, qui conspire avec les Anglais dans le Midi, un marquis, un abbé, ils ont réussi à arrêter Savary, le ministre de la Police, Pasquier, le préfet de Police. Heureusement, le gouverneur militaire Hulin a résisté, et les adjoints ont arrêté les conspirateurs, qui ont été jugés et fusillés le 29 octobre.

Napoléon lève la tête. Il avait pensé que l'Empire était affaibli par son absence de Paris. Mais que des ministres, le préfet de la Seine Frochot, qui a fait préparer une salle de l'Hôtel de Ville pour le gouvernement provisoire de Malet, se soient ainsi laissé berner, ou aient obéi, le révolte, l'étonne.

Il lit les conclusions de Savary, qui assure que Paris ne s'est même pas aperçu de l'événement, que tout est rentré dans l'ordre à dix heures du matin.

Il tend les lettres à Caulaincourt, puis commence à marcher devant le feu qui brûle à même le sol de terre battue, et dont la fumée envahit la pièce.

- La nouvelle de ma mort, dit-il, a fait perdre la tête à tout le monde. Le ministre de la Guerre qui me vante son dévouement n'a pas même mis ses bottes pour courir aux casernes, faire prêter serment au roi de Rome et tirer Savary de prison. Hulin seul a eu du courage.

Il donne un coup de pied dans les bûches, fait jaillir des étincelles. La flamme reprend, plus vive.

- La conduite du préfet et celle des colonels est incompréhensible, reprend-il. Quel fond faire sur des hommes dont la première éducation ne garantit pas les sentiments d'honneur et de fidélité ? La faiblesse et l'ingratitude du préfet, du colonel du régiment de Paris, un de mes anciens braves dont j'ai fait la fortune, m'indignent.

Il sort. Les flocons sont encore plus denses, plus gros. Tout est recouvert. Des hommes passent, chancelants. Le visage est saisi par le froid.

Et ceux qui le trahissent sont à Paris, dans les ors et la chaleur des palais.

- Je ne puis croire à cette lâcheté ! lance-t-il.

Il commence à marcher. Il veut quitter ce village, rejoindre au plus vite Smolensk. Peut-être pourra-t-il mettre l'armée en ligne autour de cette ville. Et alors, si elle est en mesure de résister, il la quittera pour rejoindre Paris, rétablir l'ordre, être à nouveau le cœur de l'Empire.

- Avec les Français, dit-il, il faut, comme avec les femmes, ne pas faire de trop longues absences. On ne sait en vérité ce que des intrigants parviendraient à persuader et ce qui arriverait si on était quelque temps sans nouvelles de moi.

Il marche au milieu de soldats isolés. Les talus sont couverts de morts et de blessés abandonnés. Des hommes sont réunis autour d'un cheval qui bouge encore et qu'ils commencent à taillader. Son ventre est ouvert. Une femme y a plongé son bras pour y arracher le cœur ou le foie.

Il ne peut accepter d'être coupé de toute relation avec Paris, encerclé ici.

- C'est ce qui peut arriver si les Russes ont le sens commun, dit-il.

Un aide de camp s'approche. Le vice-roi Eugène, explique-t-il, a dû abandonner Vitbesk. L'artillerie est perdue. Les chevaux non ferrés, épuisés, n'ont pu tirer les canons sur le verglas.

Les troupes de Wittgenstein ont donc occupé Vitebsk. Et, au sud, les soldats de Tchitchakov ne doivent être qu'à une trentaine de lieues de cette ville. Si l'on ne passe pas avant qu'ils se rejoignent, nous serons dans la boucle. Il faut empêcher cela.

Il se met à l'abri dans le château de Pnevo, aussi glacial qu'une place ventée. Il dicte une dépêche pour le maréchal Victor, afin qu'il contre-attaque les troupes de Wittgenstein.

« Dans peu de jours, vos derrières peuvent être inondés de cosaques : l'armée et l'Empereur seront demain à Smolensk, mais bien fatigués par une marche de cent vingt lieues sans s'arrêter. Prenez l'offensive, le salut des armées en dépend ; tout jour de retard est une calamité. La cavalerie de l'armée est à pied, le froid a fait mourir tous les chevaux. Marchez, c'est l'ordre de l'Empereur et celui de la nécessité. »

Ne pas céder. Se battre.

Que tous les officiers restés montés se réunissent en un escadron sacré. Les généraux y feront office de capitaines, les colonels de sous-officiers.

Se battre. Écrire, donc, pour prouver à tous ceux qui me guettent que je suis vivant. Une estafette va partir, tenter de rejoindre Paris.

« Mon amie, je suis fâché que le ministre de la Guerre t'ait envoyé un aide de camp pour l'affaire des scélérats qui ont voulu assassiner Hulin, écrit-il à Marie-Louise. Tout cela, je crains, ne t'ait fait de la peine, quoique je connaisse ton caractère.

« Tu vois que je me rapproche. Demain, je serai à Smolensk, c'est-à-dire bien rapproché de Paris de plus de cent lieues. Le temps commence à vouloir se brouiller, de venir à la neige. Je lis tes lettres avec autant de plaisir que tu peux avoir à lire les miennes. J'espère que tu m'apprendras bientôt que mon fils a fait ses dents et a repris sa belle humeur.

« Adieu, ma bonne Louise, embrasse mon fils deux fois et surtout ne doute jamais de tout l'amour que je te porte. Tout à toi.

« Nap. »

« Le 7 novembre, à une heure du matin. »

Dehors, la mort partout.

Il recommence à marcher. Puis le soleil s'éclaircit, et il aperçoit au loin les clochers de Smolensk qui resplendissent sous le soleil.

Le lundi 9 novembre, il rentre dans Smolensk. Il faut regrouper l'armée ici.

Il parcourt la ville, où les destructions de la bataille du mois d'août sont encore béantes. Et les rues sont, comme alors, pleines de morts. Mais ce ne sont plus les Russes. Ce sont les soldats épuisés qui ont agonisé ici. Ce sont ceux qui se sont battus pour accéder aux magasins d'approvisionnement et les ont dévalisés. Ce sont ceux qui ont été tués par des pillards. Il les voit parfois, sortant des caves où ils se sont réfugiés, et où personne n'ose descendre. On y risquerait sa vie.