Il s'installe dans l'une des rares maisons intactes. Mais comment prendre du repos ? Les Russes ont attaqué au nord. Et le général Augereau a capitulé à Ljachewo. Il faut avancer vite, vers l'ouest, tenter de franchir la Bérézina, atteindre les zones moins dévastées, au climat moins rude.
Tout gèle, ici. Il fait moins vingt-cinq degrés.
On apporte une proclamation de Koutousov, saisie sur un cadavre russe. Elle est datée du 31 octobre. Il la lit. « Hâtons-nous de poursuivre cet ennemi impie... Éteignez les flammes de Moscou dans le sang de votre ennemi, écrit Koutousov. Russes, obéissez à cet ordre solennel. Alors, votre patrie apaisée par cette juste vengeance se retirera satisfaite du théâtre de la guerre et, derrière ses vastes frontières, elle prendra une attitude majestueuse entre la paix et la gloire. Guerriers russes, Dieu est votre guide ! »
Est-ce Dieu qui autorise les paysans russes à faire bouillir les soldats français ? Mais il ne sert à rien de s'indigner. Il faut se battre et passer.
Chaque jour, il inspecte les environs de Smolensk. Partout, des morts, des voitures qui brûlent, des chevaux qu'on dépèce. Des hommes qui négocient avec d'autres, échangent les bijoux qu'ils ont volés contre une bouteille d'eau-de-vie.
Il inspecte les magasins qui contiennent encore quelques vivres. Il faut prévoir de la farine pour l'arrière-garde de Ney quand elle arrivera à Smolensk.
Mais on ne peut attendre Ney.
Le samedi 14 novembre 1812, à huit heures trente, Napoléon s'apprête à quitter Smolensk.
Debout, avant de quitter la pièce, il écrit un mot à Marie-Louise.
« Ma bonne amie, je reçois ta lettre du 30. Je vois que tu as été au Salon. Dis-moi ce que tu en penses, tu es connaisseur puisque tu ne peins pas mal.
« Le froid ici est assez fort, à huit degrés. Cela est un peu de bonne heure. Ma santé est fort bonne. Embrasse mon fils, dis-moi qu'il a fait ses dents. Addio, mio bene.
« Nap. »
7.
Il enfonce avec rage le bâton dans la neige qui couvre la route qui sort de Smolensk. Il ne se laissera pas arrêter, il ne se laissera pas enfermer ici, dans cette plaine balayée par le vent du nord. Il ne tombera pas comme ces hommes qu'il voit chanceler devant lui, qui s'écartent et s'allongent sur le talus. Il brisera le cercle que les troupes russes tentent de nouer autour de lui. Il ne se laissera pas dépecer comme ces chevaux qui dressent la tête pendant qu'on les éventre. Jamais.
Il est comme un bloc de glace.
Le vent glisse sous le bonnet de velours amarante entouré d'une peau de renard noir. Le vent écarte les pans de la capote doublée de fourrure qu'il a pourtant serrée à la taille par une grosse ceinture. Le vent gèle tout. Les membres, les visages. Et les émotions. Il ne veut rien ressentir. À chaque instant, Caulaincourt ou Murat, ou Duroc, ou Berthier, ou Mouton, qui marchent près de lui, lui apprennent une mauvaise nouvelle.
Les cosaques, à la sortie de Smolensk, ont attaqué et pillé le convoi dans lequel se trouvaient les trophées de Moscou, la croix d'Ivan-Veliki, énorme, prise au Kremlin et que je destinais aux Invalides. Ils ont pris aussi le caisson des cartes ! Je n'ai donc plus de cartes. Mais je marche.
Il lève la tête. Devant lui, quelques cavaliers de la Garde et quelques généraux, dont certains encore à cheval. Ce qui reste de l'escadron sacré. Il n'a fallu que trois jours pour qu'il soit réduit à cette poignée d'hommes. Il se retourne. Ces sept à huit cents officiers et sous-officiers qui marchent derrière lui, en ordre, portant les aigles des régiments auxquels ils ont appartenu, avancent en silence. Au-delà, derrière eux, la Garde impériale.
Puis, après, ce qui reste des régiments, une poignée d'hommes pour chacun d'eux. Des unités comme celles de Davout restent constituées. Elles avancent dans la cohue des traînards, des pillards, des rôtisseurs, de ceux qui ne songent qu'à arracher aux chevaux un bout de chair et à bivouaquer. De ceux qui ne sont plus que des bêtes sauvages. Et non des soldats.
Combien d'hommes maintenant autour de moi, pour échapper à la neige, aux cosaques, aux Russes ? Trente mille ? Cinquante mille, sans doute, avec les corps des maréchaux Victor et Oudinot, qui se trouvent le long de la Bérézina, là où il faut franchir ce fleuve, à Borisov. Parce que, là, il y a un pont.
Mais il faut d'abord y parvenir.
Il monte à cheval. Les Russes sont à Krasnœ, sur la route qui, par Orcha, Tolochine, Krupki, conduit à Borissov.
Il entend des coups de feu. On se bat à Krasnœ. Il faut passer. Les Russes sont bousculés, au corps à corps. Je passe. Des maisons de Krasnœ s'élèvent les hurlements des blessés qu'on abandonne.
Maintenant, on gravit une pente. Les derniers chevaux se couchent, glissent, emportent avec eux des hommes. Personne ne réussit à pousser les pièces d'artillerie restantes. Abandonnées, brûlées. Le sol est un miroir de glace. Au sommet de la pente, il faut se laisser rouler, car on ne peut tenir droit sur ce verglas. Mais il faut avancer.
J'avancerai même en rampant s'il le faut.
On est le jeudi 19 novembre 1812. Où est le maréchal Ney ? Est-il parvenu à Smolensk avec l'arrière-garde qu'il commande ? A-t-il été pris, tué ? Ou bien a-t-il réussi à échapper aux Russes, à franchir le Dniepr ?
- Je donnerais les trois cents millions en or que j'ai dans les caves des Tuileries pour le sauver ! lance Napoléon.
Il se tait. Il va et vient dans les pièces de ce couvent de Jésuites proche d'Orcha, où il passe quelques heures. Tout est glacé. Le vent projette des rafales de neige coupantes comme des lames.
De temps à autre, des hommes chancelants pénètrent dans le couvent, s'affalent près du feu. Les cosaques sont partout. Les paysans dépouillent, égorgent, torturent les traînards.
Il écoute, ne tressaille pas.
Les Russes sont à Borissov, lance quelqu'un. Les armées de Wittgenstein et de Tchitchakov se sont presque rejointes. Ce sont les soldats de Tchitchakov qui occupent Borissov, tiennent le seul pont sur la Bérézina. Les troupes de Koutousov et de Tormasov sont elles aussi parvenues à quelques lieues du fleuve.
Il ne bouge pas.
C'est la nasse qui se referme.
Il dit d'une voix sourde, la tête baissée, qu'il faut brûler tous ses papiers.
Puis il se redresse.
- Cela devient grave, dit-il à Caulaincourt.
Il le fixe. On entend des cris. Ney a réussi à passer. Il rejoint l'Empereur avec quelques milliers d'hommes formés en carrés, hurle-t-on.
En avant, dit Napoléon, on n'a que trop attendu.
Si Ney a réussi à se dégager, comment n'y parviendrais-je pas ?
Dehors, il fait encore nuit. Mais les jours sont si courts, d'à peine quelques heures, qu'on ne sait plus quand la nuit commence et finit.
Il donne l'ordre qu'on rassemble en carré ce qui reste des grenadiers, des chasseurs, de la Garde. Avec ces hommes-là, il dispose encore d'une force résolue.
Il va au milieu d'eux. Il dévisage chacun d'eux. Il reconnaît certains de ses vieux soldats. Leurs visages sont noirs, dans leurs barbes pendent des glaçons.
Je marche depuis des jours au milieu d'eux. Mes maréchaux, mes généraux marchent avec moi. Et pas un mot ne s'élève contre nous. Nous sommes unis.
Il serre les poings sur la garde de son épée.
Il commence à parler, élevant fort la voix pour qu'elle domine le vent. Les lèvres sont durcies. La température doit être de moins vingt-cinq degrés.
Nous avons les éléments contre nous, dit-il, cet hiver précoce et rigoureux, imprévisible.
Les Russes nous attendent sur la Bérézina. Ils ont juré que pas un d'entre nous ne repasserait la rivière.