Il tire son épée, la brandit. Il enfle encore la voix.
- Jurons aussi à notre tour, plutôt mourir les armes à la main que ne pas revoir la France !
Ils hurlent : « Vive l'Empereur ! » Ils lèvent leurs bonnets et leurs chapeaux au bout de leurs sabres et de leurs fusils.
Nous passerons.
Il appelle Bacler d'Albe. On ne dispose que d'une seule carte, mais Bacler d'Albe peut se souvenir. Il faut chercher un gué sur la Bérézina, puisque les Russes tiennent Borissov et le seul pont qui existe sur le fleuve. À moins que les troupes d'Oudinot ne réussissent à reprendre la ville. Voilà l'ordre qu'il faut leur donner. D'elles dépend le salut de l'armée. Ce qu'il en reste ! Plus de trente mille chevaux ont péri. On a détruit trois cents pièces d'artillerie. Les régiments sont réduits à quelques hommes. Le froid et la faim tuent. Les cosaques ont coupé toutes les communications.
- Il y a quinze jours que je n'ai reçu aucune nouvelle, aucune estafette, dit-il, et je suis dans l'obscur de tout.
Je ne sais qu'une chose : il faut passer. Nous passerons.
Il faut d'abord rassurer. Il entend le comte Daru et le grand maréchal Duroc qui bavardent à voix basse, cependant qu'il somnole dans une pièce enfumée d'un couvent, à Tolochine.
Que disent-ils ?
- Nous rêvions d'un ballon, explique Daru. Pour emporter Votre Majesté.
- Ma foi, la position est difficile. Vous avez donc peur d'être prisonniers de guerre, demande-t-il.
- Non, pas de guerre, répond Duroc. Car on ne ferait pas un si bon sort à Votre Majesté.
Il porte la main sur sa poitrine. Il sent sous sa paume le sachet de poison que le docteur Yvan lui a remis. Mais ce n'est pas le moment de mourir.
- Les choses sont en effet graves, reprend-il en se levant. La question se complique. Koutousov est proche, Minsk est tombé. Cependant, si les chefs donnent l'exemple, je suis encore plus fort que l'ennemi.
Il tend les bras pour que Constant lui enfile sa capote fourrée.
- J'ai plus de moyens qu'il n'en faut, reprend-il, pour passer sur le corps des Russes, si leurs forces sont le seul obstacle.
Le mercredi 25 novembre 1812, il apprend que les troupes du maréchal Oudinot ont chassé les Russes de Borissov.
Il se remet en route aussitôt. Le froid, tout à coup, est moins vif. De loin, il aperçoit la Bérézina qui, large d'une centaine de mètres, coule à pleins flots, entraînant des blocs de glace. Il y a quelques heures, on pouvait passer sur le fleuve gelé, comme Ney avait franchi le Dniepr. Maintenant, il faut un gué, un pont.
Les Russes ont brûlé celui de Borissov.
Au loin, dans le brouillard, il distingue les silhouettes des cosaques. Il entend leurs hourras, il les voit s'élancer sur des groupes isolés, des voitures qu'ils pillent.
Il faut passer, vite, avant l'arrivée de Koutousov ou les attaques de Wittgenstein et de Tchitchakov. Il faut donc construire un pont, des ponts. Il s'impatiente. L'armée, comme une cohue débandée, vient peu à peu s'agglutiner sur la rive gauche de la Bérézina. Ici, le destin se compte en heures, en minutes, et non en jours ou en semaines.
Il arpente les bords du fleuve. Il regarde cette eau couler, qui aurait pu, qui aurait dû être prise par la glace.
Il sera dit que rien, dans les éléments, ne m'aura été favorable.
Il s'avance sur le pont consumé. Il s'arrête au bord du vide. Les poutres noircies pendent dans le fleuve. Le destin peut-il s'arrêter là ? Il reconnaît le général Corbineau, qui a longtemps servi en Espagne, qui vient avec sa division de refouler les troupes de Wittgenstein. Corbineau s'approche. Il connaît un gué sur la Bérézina, explique-t-il. Il vient de le franchir. La rivière, à cet endroit, a cent mètres de large, le fond n'est qu'à deux mètres. Un paysan qu'ils ont arrêté a révélé le passage en face du village à Studianka.
Tout à coup, Napoléon se souvient. C'est là que, le 29 juin 1708, le roi de Suède Charles XII, après sa campagne d'Ukraine, a traversé la Bérézina.
Tel est le destin.
Il se rend au galop jusqu'au gué. Il faut lancer deux ponts, l'un pour l'infanterie, l'autre pour l'artillerie. Il sent qu'il va réussir à échapper au piège. Qu'il ne se laissera pas encercler par quatre armées russes.
Mais c'est l'instant décisif, celui où toute l'énergie doit se concentrer sur l'action à laquelle, depuis des jours, on pense.
Il faut, dit-il, tromper les Russes, se porter sur Borissov, leur faire croire que l'armée va passer là, et pendant ce temps il faut construire les ponts.
Il convoque le général Éblé.
Il connaît ce vieil officier, artilleur d'origine, comme moi, et qui commande le train des pontonniers de la Grande Armée. Il s'est distingué en Allemagne, au Portugal. Jérôme l'avait nommé ministre de la Guerre de son royaume de Westphalie. Il a préféré rejoindre la Grande Armée. Je l'ai vu à l'œuvre lors de l'attaque de Smolensk.
Tout, maintenant, dépend de lui et de ses hommes. L'eau est glacée. Il le sait. Les pontonniers ont faim. Mais ils doivent construire ces ponts. Ils ont entre leurs mains le sort de ce qui reste de la Grande Armée.
Il les passe en revue. Ce sont encore des soldats.
Il les voit commencer à travailler, le corps plongé dans la rivière, puis glissant sur de petits radeaux, les bras dans l'eau, enfonçant les piles, les chevalets.
Il reste sur le pont tout le jour. Il leur parle. Il leur distribue lui-même du vin. À deux heures de l'après-midi, le jeudi 26 novembre 1812, le premier pont est achevé.
Napoléon est à l'entrée du pont. D'abord doivent passer les troupes d'Oudinot, qui sont encore en formation militaire. Elles crient : « Vive l'Empereur ! » Elles vont refouler sur la rive droite les Russes de Tchitchakov afin de permettre le passage des autres corps. Celui de Davout traverse, musique en tête. Le maréchal Victor doit rester sur la rive est pour contenir Koutousov, et la division du général Partouneaux doit se sacrifier à Borissov pour empêcher Wittgenstein d'avancer vers Studianka.
Napoléon est calme. Il ne sera pas fait prisonnier. Il demeure à l'entrée du pont pendant que, ce vendredi 27 novembre 1812, la Garde passe sur la rive droite.
Il voit s'avancer la voiture du maréchal Lefebvre, mais à l'intérieur il reconnaît une femme, la comédienne française Louise Fusil, qui n'a pas voulu demeurer à Moscou où elle vivait.
- N'ayez pas peur, dit-il d'une voix posée, allez, allez, n'ayez pas peur.
Il sait pourtant que tout peut changer en quelques minutes. Déjà, le pont sur lequel passe l'artillerie s'est brisé, a été reconstruit, s'est brisé à nouveau, a été réparé une nouvelle fois. Les troupes russes attaquent. Elles vont bombarder les ponts. Comment ces quinze mille traînards, ces isolés, ces rôtisseurs qui ne se pressent pas de passer, même quand les ponts sont vides, et qui préfèrent rôtir leur morceau de cheval en campant sur la rive est, passeront-ils ?
Il voit ce qui reste de la cavalerie franchir le fleuve près du pont avec, sur chaque cheval, un fantassin en croupe.
Il reste un long moment ainsi, cependant que la nuit tombe tout à coup et que le vent se lève. L'obscurité est d'encre, le froid n'a jamais été aussi vif, peut-être - 30°. La Bérézina va être à nouveau prise par les glaces. Et les Russes traverseront même si les ponts sautent.
Il se retire lentement, passe sur la rive ouest.
J'ai fait mon devoir.
J'ai fait sortir de Russie ceux qui étaient restés des soldats.
Maintenant que ce qui reste de l'armée a échappé au pire, a franchi le fleuve, j'ai d'autres devoirs. Reconstituer une armée, préparer la prochaine campagne.