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Il dit à Caulaincourt, en s'installant dans une cabane à Zapiwski, à une demi-lieue de la Bérézina :

- Dans l'état actuel des choses, je ne peux m'imposer à l'Europe que du palais des Tuileries.

Il doit rentrer à Paris.

Il ne doit plus penser à cette rive est de la Bérézina, où la cohue des traînards et des isolés, de tous ceux qui ne peuvent plus ou ne veulent plus marcher en rang va se précipiter sur les ponts. Les obus russes ont commencé à tomber. Il les entend.

Il ne veut pas les entendre. Il doit regarder devant, vers Paris, organiser son départ.

Dans quelques jours, il pourra à nouveau communiquer avec Vilna, avec Mayence, avec Paris.

Il écrit à Marie-Louise :

« Ma bonne amie,

« Je sais que quinze estafettes m'attendent à trois journées d'ici. J'y trouverai donc quinze lettres de toi. Je suis bien chagrin de penser de la peine que tu vas avoir d'être tant de jours sans mes nouvelles, mais je sais que dans les occasions extraordinaires je dois compter sur ton courage et ton caractère. Ma santé est parfaite. Le temps, bien mauvais et très froid. Adieu, ma douce amie, deux baisers au petit roi pour moi. Tu connais toute la tendresse des sentiments de ton époux.

« Nap. »

Il ne peut rien dire d'autre pour l'instant à l'Impératrice. Mais il faudra qu'il frappe l'opinion, pour empêcher que des rumeurs ne la troublent, ne la révoltent, ne l'égarent. Et il devra surgir, comme le sauveur, rassemblant toutes les énergies autour de lui.

Il doit préparer cela. Avertir Maret, qui se trouve à Vilna, de l'état de l'armée. Pas de faux-fuyant avec ce ministre qui doit agir !

« L'armée, lui écrit-il, est nombreuse, mais débandée d'une manière affreuse. Il faut quinze jours pour les remettre aux drapeaux, et quinze jours, où pourra-t-on les avoir ? Le froid, les privations ont débandé cette armée. Nous serons sur Vilna. Pourrons-nous y tenir ? Si l'on est attaqués les huit premiers jours, il est douteux que nous puissions rester là. Des vivres, des vivres, des vivres, sans cela il n'y a pas d'horreurs auxquelles cette masse indisciplinée ne se porte contre cette ville... Si l'on ne peut nous donner cent mille rations de pain à Vilna, je plains cette ville. »

Il ne sera plus là.

Il doit partir dans les heures qui viennent. Mais il faut le secret.

Le mercredi 2 décembre 1812, il convoque l'un de ses aides de camp, Anatole de Montesquiou. Il apprécie ce jeune homme dévoué, qui s'est bien battu à Wagram et dont la mère est la gouvernante du roi de Rome. Il lui tend une lettre. Elle est pour l'Impératrice.

- Vous partirez sur-le-champ à Paris. Vous remettrez cette lettre à l'Impératrice.

Napoléon marche à petits pas dans le réduit qui lui sert de chambre. Mais on n'a trouvé que cela dans ce bourg de Sedlicz.

- Vous annoncerez partout l'arrivée de dix mille prisonniers russes, reprend-il, et la victoire remportée sur la Bérézina, dans laquelle on a pris six mille prisonniers russes, huit drapeaux et douze pièces de canon.

Napoléon se tait longuement. Ce sont les troupes d'Oudinot, puis celles de Victor qui ont connu ces succès. Les soldats de Victor ont traversé les derniers les ponts, écartant la foule des traînards. Puis Éblé, le dimanche 29 novembre, à neuf heures du matin, a mis le feu aux ponts. La Bérézina charriait déjà des centaines de cadavres, et les cosaques envahissaient la rive est, couverte d'une douzaine de milliers d'hommes abandonnés. C'est ainsi.

Il demande maintenant à Montesquiou d'attendre. Il va dicter le 29e Bulletin de la Grande Armée, que Montesquiou devra remettre à l'archichancelier Cambacérès afin qu'il soit imprimé et publié dans Le Moniteur.

- Je vais tout dire, murmure Napoléon. Il vaut mieux qu'on sache les détails par moi que par des lettres particulières.

Il commence à dicter.

« Le mouvement de l'armée s'est d'abord exécuté parfaitement, mais le froid s'accrut subitement ; les chemins furent couverts de verglas, plus de trente mille chevaux périrent en peu de jours... Il fallait marcher pour ne pas être contraint à une bataille que le défaut de munitions nous empêchait de désirer. L'ennemi, qui voyait sur les chemins les traces de cette affreuse calamité qui frappait l'armée française, chercha à en profiter. Il enveloppait toutes les colonnes par ses cosaques, cette méprisable cavalerie, qui enlevaient comme les Arabes dans les déserts les trains et les voitures qui s'écartaient... Des hommes que la nature n'a pas trempés assez fortement pour être au-dessus des chances du sort et de la fortune parurent ébranlés, perdirent leur gaieté et leur bonne humeur et ne rêvèrent que malheurs et catastrophes... L'armée a besoin de rétablir sa discipline, de se refaire, de remonter sa cavalerie... L'Empereur a toujours marché au milieu de sa Garde... On a dû réunir les officiers auxquels il restait un cheval pour en former un escadron sacré, commandé par le général Grouchy, et sous les ordres du roi de Naples. Il ne perdait pas de vue l'Empereur dans tous les mouvements. »

Il s'arrête de dicter quelques instants.

Cela, c'est le passé. Il faut que tous sachent que je vais reprendre en main toutes les affaires de l'Empire.

« La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure », ajoute-t-il.

Quelques misérables fous, comme Malet, ont annoncé ma mort. Certains l'ont cru.

Me voilà.

Il tend le texte du Bulletin à Montesquiou. Que l'aide de camp parte aussitôt avec une escorte.

Il le regarde s'éloigner.

Montesquiou arrivera à Paris quelques jours avant moi. Les journaux publieront le 29e Bulletin de la Grande Armée. On sera accablé. On murmurera. J'apparaîtrai tout à coup, et l'on se regroupera autour de moi. Cet effet effacera l'autre.

Le jeudi 3 décembre, à Molodetchno, le froid est si vif qu'il voit, installés près de la maison où il va passer la nuit, les forgerons les mains emmaillotées, car même au feu de la forge les doigts risquent de geler au moment où ils ferrent les chevaux.

Les dépêches de quatorze estafettes sont là. Il les parcourt rapidement. La France est calme. L'opinion fait confiance à l'Empereur. Mais il faut rejoindre vite Paris, devancer la vague des mauvaises nouvelles, celles des deuils, des disparitions. Il se tourne vers Caulaincourt. Il a la main posée sur les lettres de l'Impératrice.

- Ces circonstances difficiles, dit-il, forment son jugement, lui donnent de l'aplomb et une considération qui lui attachera la nation. C'est la femme qu'il me fallait, douce, bonne, aimante, comme sont les Allemandes. Elle ne s'occupe point d'intrigues ; elle a de l'ordre et ne s'occupe que de moi et de son fils.

Il se penche, commence à écrire :

« Ma bonne amie, je t'ai envoyé hier Anatole de Montesquiou, qui te donnera des nouvelles de ce pays-ci. J'ai pensé que tu serais bien aise de voir quelqu'un que tu peux entretenir de ce qui t'intéresse. Voilà le courrier régulier des estafettes qui va partir dans une heure. Je répondrai à vingt de tes lettres, car j'attends dans une heure vingt estafettes. Addio, mio bene.

« Ton Nap. »

Il ne faut rien lui dire de mon départ, de mon arrivée prochaine. Il faut que je traverse sans ennui la Pologne, la Prusse, l'Allemagne, que je tombe sur Paris comme la foudre.

Il appelle Berthier, ce vieux compagnon d'armes, efficace chef d'état-major, si souvent malmené mais indispensable.

Il va rester ici aux côtés de Murat, que je désigne pour commander l'armée à ma place.

Berthier se met à pleurer. Il n'a jamais quitté l'Empereur, jamais, répète-t-il.