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- Nos désastres feront une grande sensation en France, dit-il, mais mon arrivée en balancera les fâcheux effets.

Il a besoin de parler. Que peut-il faire de ce temps mort du voyage ? Dormir ? À peine si le froid, l'impatience lui laissent quelques minutes le loisir de somnoler. Et, d'ailleurs, il ne peut supporter l'idée qu'une surprise, quelle qu'elle soit, le tire brutalement du sommeil. Il est sur ses gardes et, souvent, d'un lent mouvement, il touche ses pistolets d'arçon placés près de lui.

- Les Russes, dit-il, doivent apparaître un fléau à tous les peuples. La guerre contre la Russie est une guerre toute dans l'intérêt calculé de la vieille Europe et de la civilisation. On ne doit plus voir qu'un ennemi en Europe. Cet ennemi, c'est le colosse russe.

Il connaît la chanson qu'entonne Caulaincourt.

Je serais, à l'entendre, mais il n'est que la voix d'un chœur, l'ambitieux qui veut établir la monarchie universelle, qui impose à toute l'Europe un système fiscal pesant, ou bien celui qui a établi en Allemagne une inquisition tatillonne, ou encore l'homme qui étouffe les nations !

Moi !

Il cherche l'oreille de Caulaincourt sous son bonnet. Il ne la trouve pas, donne une tape amicale sur la joue et la nuque du grand écuyer. Cet homme n'a pas l'esprit très agile, il s'est laissé berner par Alexandre, il est l'ami de Talleyrand, mais c'est un bon thermomètre des idées toutes faites qui courent l'Europe des bien-pensants !

- C'est l'Angleterre qui m'a poussé, reprend Napoléon, forcé à tout ce que j'ai fait. On dit, et vous le premier, Caulaincourt, que j'abuse de la puissance. J'admets ce reproche, mais c'est dans l'intérêt général du Continent. Si je triomphe de l'Angleterre, l'Europe me bénira. L'Europe ne voit pas ses dangers réels ! On ne crie que contre la France ! On ne veut voir que ses armées, comme si l'Angleterre n'était pas partout aussi et bien plus menaçante.

Il se tait un instant, tente de regarder hors du traîneau. Mais la toile a gelé, les vitres sont recouvertes de glace. Mieux vaut parler. Dire que l'Europe n'a pas accepté la France nouvelle.

Les rois se servent des passions pour combattre les lois plus sages, plus libérales. Voilà le ressort des coalitions contre moi.

Mais tout va changer encore.

- C'est une nouvelle ère, elle amènera l'indépendance.

Il soupire.

- Je ne suis pas plus ennemi qu'un autre des douceurs de la vie. Je ne suis pas un Don Quichotte qui a besoin de quêter les aventures. Je suis un être de raison qui ne fait rien que ce qu'il croit utile. La seule différence entre moi et les autres souverains, c'est que les difficultés les arrêtent et que j'aime à les surmonter, quand il m'est démontré que le but est grand, noble, digne de moi et de la nation que je gouverne.

Il a moins froid. Parler échauffe.

- C'est l'hiver qui nous a tués, murmure-t-il. Nous sommes victimes du climat. Le beau temps m'a trompé. Si j'étais parti quinze jours plus tôt, mon armée serait à Vitebsk. Je me moquerais des Russes et de votre prophète Alexandre !

La voiture ralentit, on approche de Varsovie.

- Tout a contribué à mes revers, dit-il. J'ai été mal servi à Varsovie. L'abbé de Pradt, au lieu de me représenter en grand seigneur, y a eu peur et a fait l'important et le vilain.

Il fait tout à coup arrêter la voiture. Il vient de reconnaître, malgré la glace, le pont de Praga, sur la Vistule.

On est à Varsovie. Caulaincourt explique qu'une halte a été prévue pour quelques heures à l'hôtel d'Angleterre, rue des Saules.

Napoléon veut remonter à pied le faubourg de Cracovie, la plus large des rues de la ville. Il fait trop froid pour que les rares passants s'attardent même si la pelisse de velours vert à brandebourg d'or et le grand bonnet en zibeline attirent l'attention.

- Cette rue, dit-il en marchant d'un bon pas, j'y ai passé autrefois une grande revue.

Il n'a aucune nostalgie. Il se sent joyeux d'être à Varsovie. La vie avance. Et il avance avec elle.

Il entre dans une petite salle basse, située au rez-de-chaussée de l'hôtel d'Angleterre. Caulaincourt veut que l'on garde les volets à demi fermés pour préserver l'incognito. Une servante maladroite s'efforce d'allumer un feu de bois vert, dont l'humidité suinte. La fumée envahit la pièce.

Qu'attend-on ? Il veut déjeuner, voir de Pradt, des ministres du grand-duché de Varsovie, et repartir.

Enfin, l'abbé de Pradt arrive, avec son visage hypocrite, ses servilités de courtisan. Il tente de se justifier de ne pas avoir réussi à lever plus de Polonais pour les envoyer combattre les Russes ! Il prétend qu'il a rencontré les plus grandes résistances à ses appels.

Mais de Pradt cherchait en fait comme tant d'autres à se ménager une « sotte popularité ».

- Que veulent donc les Polonais ? interroge Napoléon. C'est pour eux que l'on se bat et que j'ai dépensé mes trésors. S'ils ne veulent pas faire pour leur cause, il est inutile de se passionner comme ils l'ont fait pour leur restauration !

- Ils veulent être prussiens, murmure de Pradt.

- Pourquoi pas russes ?

Cet abbé de Pradt l'indigne. Ce diplomate a craint les Russes pendant toute la campagne. Il crut les ménager en ne poussant pas les Polonais à s'engager. Il faut le renvoyer.

- Exécutez sur-le-champ cet ordre, dit Napoléon à Caulaincourt.

Il ne reste que quelques minutes à table.

- Les affaires nourrissent, murmure-t-il. Le mécontentement rassasie, et cet abbé m'a fâché.

Il reçoit les ministres polonais.

Que sont donc ces hommes qui se plaignent sans fin ? Qu'est-ce que ces lamentations ?

Ils semblent s'inquiéter pour moi, envisagent les dangers que je cours !

- Le repos n'est fait que pour les rois fainéants, dit-il en plaisantant. La fatigue me fait du bien.

Quant à son armée, qu'ils ne se soucient pas d'elle ! Avant trois mois, il aura une armée aussi nombreuse que celle avec laquelle il est entré en campagne. Les arsenaux sont pleins et, de retour à Paris, il fera entendre raison à Berlin et Vienne, si ces capitales s'avisent de remuer.

- Je pèse plus sur mon trône aux Tuileries qu'à la tête de mon armée.

Le traîneau est attelé. Qu'on parte, qu'on traverse ce morceau de Prusse, qu'on rejoigne le Rhin, la France !

La nuit est tombée, plus dense qu'elle n'a jamais été. Le froid et le vent pénètrent partout, dans le sac de peau d'ours, sous les pelisses que Caulaincourt a achetées à Varsovie. Napoléon s'emporte. Il peste contre de Pradt, contre les Polonais, contre la politique tortueuse de la Prusse. Il écoute la plaidoirie de Caulaincourt pour les uns et les autres.

- Vous voyez les choses comme un jeune homme, vous ne comprenez pas, vous n'entendez rien aux affaires.

Et, à voix basse, il ajoute :

- Du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas, et c'est la postérité qui juge.

Il somnole quelques minutes mais le froid est trop vif. Il faut soliloquer, débattre, penser à haute voix.

- On se trompe, commence-t-il, je ne suis pas ambitieux. Les veilles, les fatigues, la guerre ne sont plus de mon âge. J'aime plus que personne mon lit et le repos, mais je veux finir mon ouvrage. Dans ce monde, il n'y a que deux alternatives, commander ou obéir. La conduite tenue par tous les cabinets envers la France m'a prouvé qu'elle ne pouvait compter que sur sa puissance, par conséquent sur sa force. J'ai donc été forcé de la rendre puissante, d'entretenir de grandes armées.

Il s'inquiète, brusquement. On est entré en Silésie prussienne, il faut traverser à bride abattue. Tout à coup, un choc. Un brancard du traîneau est cassé. On doit s'arrêter à Kutno.

Une petite foule entoure le traîneau, que rejoint un second traîneau dans lequel ont pris place Constant et Duroc. Le sous-préfet s'approche, s'incline. C'est plaisant d'être ainsi reconnu, au fond de la nuit et de l'Europe, de lire dans les yeux de la femme et de la belle-sœur du préfet, deux jolies Polonaises, l'admiration et l'enthousiasme, le bonheur même. Il faudrait avoir le temps de les regarder, de les séduire, mais il faut dicter des lettres à Maret alors que les doigts de Caulaincourt sont paralysés par le froid, et quand j'essaie d'écrire, je ne peux tracer que des signes incompréhensibles tant mes doigts sont gourds, maladroits.