On repart. C'est déjà le vendredi 11 décembre 1812. Il houspille Caulaincourt. Quand donc rejoindra-t-on Posen, quand disposera-t-on des dépêches de Paris ?
Puis il se calme.
- Je me fais plus méchant que je ne suis, dit-il, parce que j'ai remarqué que les Français sont toujours prêts à vous manger dans la main.
Il rit.
- C'est le sérieux qui leur manque, et par conséquent ce qui leur en impose le plus. On me croit sévère, même dur. Tant mieux. Cela me dispense de l'être. Ma fermeté passe pour de l'insensibilité. Comme c'est à cette opinion qu'on doit en partie l'ordre qui règne, je ne m'en plains pas !
Il frotte la joue de Caulaincourt de la pointe de son gant.
- Allez, Caulaincourt, je suis homme. J'ai aussi, quoi qu'en disent certaines personnes, des entrailles, un cœur, mais c'est un cœur de souverain. Je ne m'apitoie pas sur les larmes d'une duchesse, mais je suis touché des maux des peuples. Je les veux heureux et les Français le seront. L'aisance sera partout si je vis dix ans.
Vivra-t-il ? Il va entrer dans sa quarante-quatrième année. Il ne ressent plus cette fatigue, ces malaises, ces rhumes qui l'ont épuisé du temps de la bataille de la Moskova. Il se sent vigoureux, heureux malgré le froid. Il va vers Paris, vers Marie-Louise et son fils.
Il a envie de parler d'eux. Marie-Louise est douce, bonne, dit-il. Une Allemande, Caulaincourt.
Puis il reprend :
- L'aisance partout dans dix ans, oui. Croyez-vous donc que je n'aime pas aussi à faire plaisir ? Un visage content me fait du bien à voir, mais je suis obligé de me défendre de cette disposition naturelle, car on en abuserait. Je l'ai éprouvé plus d'une fois avec Joséphine, qui me demandait toujours et me faisait même tomber dans des embuscades de larmes auxquelles j'accordais ce que j'aurais dû refuser.
Ce n'est pas qu'à Joséphine que j'ai cédé.
- À Fouché aussi, qui n'est qu'un intrigant, qui a prodigieusement d'esprit et de facilité pour écrire, mais c'est un voleur qui prend de toutes mains. Il doit avoir des millions. Il a été un grand révolutionnaire, un homme de sang. Il croit racheter ses torts en se faisant le protecteur du faubourg Saint-Germain ! Quant à votre ami Talleyrand, c'est un homme d'intrigues, d'une grande immoralité, mais de beaucoup d'esprit et certes le plus capable des ministres que j'ai eus.
Il s'interrompt. Le traîneau cahote sur les pavés. C'est Posen. Enfin une estafette, des lettres !
Les portemanteaux contenant les dépêches sont dans une chambre de l'hôtel de Saxe. Vite. Il pousse Caulaincourt, il arrache lui-même les bandelettes qui retiennent les paquets d'enveloppes qu'il commence à décacheter, invitant Caulaincourt à poursuivre ce travail pendant qu'il lit. Il s'exclame en parcourant les pages. La France va bien. Presque trop bien.
- Dans la circonstance actuelle, cette sécurité est fâcheuse, murmure-t-il, parce que le 29e Bulletin de la Grande Armée l'atterrera. L'inquiétude était préférable. Elle aurait préparé à des malheurs.
Il tend la main. Vite, d'autres dépêches.
Il lit à haute voix des lettres de l'Impératrice, il répète les phrases qui concernent le petit roi.
- N'est-ce pas, Caulaincourt, que j'ai là une bonne femme ?
Il se met à marcher dans la chambre, reprenant les dépêches, les commentant. Il a réservé un paquet, celui du Cabinet noir, contenant les correspondances ouvertes par les espions qui travaillent à la poste. Il ricane.
- Quelle imprudence ! Les hommes sont-ils assez fous de se confier ainsi dans des lettres qu'ils devraient imaginer qu'on peut ouvrir et lire ?
Puis il a une moue de mépris. Il y a là les propos impudents d'hommes qui sont des courtisans, qu'il a comblés.
- Je n'ai pas assez d'estime pour eux, pour être comme on le dit méchant, et me venger.
Allons, vite, partons.
On a repris le traîneau. La neige est abondante, couvrant tout le paysage entre Posen et Glogow. Le froid est à peine moins vif.
- Si l'on nous arrêtait, Caulaincourt, que nous ferait-on ? Croyez-vous qu'on me reconnaisse ? Qu'on sache que je suis ici ? On vous aime assez en Allemagne, Caulaincourt, vous parlez la langue.
Mais les Prussiens reconnaîtraient vite qu'il est l'Empereur et non un secrétaire du nom de Rayneval voyageant avec M. de Caulaincourt.
- Craignant que je m'échappe ou de terribles représailles pour me délivrer, reprend-il, les Prussiens me livreraient aux Anglais.
Il rit.
- Vous figurez-vous, Caulaincourt, la mine que vous feriez dans une cage de fer, sur la place de Londres, enfermé comme un malheureux nègre qu'on y dévoue à être mangé par les mouches parce qu'on l'a enduit de miel ?
Il rit à nouveau longuement, puis tout à coup il devient sombre.
- Mais un assassinat secret, ici, un guet-apens serait facile.
Il touche ses pistolets. Ceux de Caulaincourt sont-ils sous sa main ?
Il se tait. On arrive au relais. Il faut attendre. La nuit est glacée. Il n'y a plus que deux gendarmes pour escorte.
- C'est le premier acte de la scène de la cage qui va commencer, dit-il.
Puis voici les chevaux. On repart. Jamais il n'a fait aussi froid. Il faut parler. Sortir de cette nuit pénible, interminable, en regardant l'avenir, en le préparant déjà dans la tête, en idées et en mots. Et cette partie nouvelle qu'il va entreprendre, cette France comme un échiquier sur lequel il va rassembler ses pions, le stimule. Il voudrait déjà engager le premier coup, pour faire mat cette fois-ci.
- Je serai aux Tuileries avant qu'on sache mes désastres et qu'on ait osé vouloir me trahir, dit-il. Mes cohortes forment une armée de plus de cent mille hommes, de soldats bien formés et commandés par des officiers aguerris. J'ai de l'argent, des armes, de quoi former de bons cadres ; j'aurai des conscrits et cinq cent mille hommes sous les armes sur les bords du Rhin, avant trois mois. La cavalerie sera la plus longue à réunir et à former, mais j'ai ce qui donne toutes choses - de l'argent, dans les caves des Tuileries.
Il s'impatiente. Le traîneau n'avance plus que lentement. Les grands vents ont accumulé la neige en immenses amoncellements. Il peste.
- La nation a besoin de moi, dit-il. Si elle répond à mon attente, tout sera promptement réparé.
Il essaie de voir la route, mais il se rencogne sous la pelisse.
- On dit que j'aime le pouvoir ! Jamais les prisons n'ont réuni moins de prisonniers ! Point de vexations, point de haines, plus de partis, grâce à moi. Premier Consul, Empereur, j'ai été le roi du peuple, j'ai gouverné pour lui, dans son intérêt, sans me laisser détourner par les clameurs ou les intérêts de certaines gens. On le sait, en France. Aussi le peuple français m'aime-t-il. Je dis « le peuple », c'est-à-dire la nation, car je n'ai jamais favorisé ce que beaucoup de gens entendraient par le mot « peuple » : la canaille.
Il hausse les épaules.
- On appelle cela ma tyrannie, on dit que je suis un tyran parce que je ne veux pas laisser quelques intrigantes, quelques folles faire parler d'elles pour des conspirations dont je me moque. La société des salons est toujours en état d'hostilité contre le gouvernement. On critique tout et on ne loue jamais rien. La masse de la nation est juste. Elle voit que je travaille pour sa gloire, pour son bonheur, pour son avenir. Si c'était pour moi, que me manque-t-il ? Que puis-je personnellement désirer ? J'ai donné la loi à l'Europe. J'ai distribué des couronnes. J'ai donné des millions, mais je n'ai pas besoin d'argent pour moi. Personne n'est moins que moi occupé de ce qui lui est personnel !