C'est le lundi 14 décembre à minuit. Après Görlitz, Bautzen, on arrive à Dresde. On erre dans les rues de la ville à la recherche de l'hôtel du ministre de France, mais la ville, balayée par le vent, est déserte.
Deux heures ! Deux heures avant de trouver ce bâtiment rue de Perna ! Et il faut aussitôt travailler, dicter, pour que des dépêches partent. Il doit être le premier à avertir l'empereur d'Autriche de son retour à Paris, afin de le convaincre que tout va bien, qu'il n'a pas été défait.
« Malgré d'assez grandes fatigues, ma santé n'a jamais été meilleure..., dit-il au père de Marie-Louise. Je serai dans quelques jours à Paris ; j'y resterai les mois d'hiver pour vaquer à mes affaires les plus importantes.
« Je suis plein de confiance dans les sentiments de Votre Majesté. L'alliance que nous avons contractée forme un système permanent... Votre Majesté fera tout ce qu'elle m'a promis pour assurer le triomphe de la cause commune et nous conduire promptement à une paix convenable. »
Il faut enfermer l'empereur François, mon très cher Beau-Père, dans cette alliance. Et les mots peuvent être des liens.
Le roi de Saxe arrive. Napoléon est couché depuis une heure. Le roi s'assied dans la chambre.
Quelques phrases pour le rassurer, lui montrer que je suis toujours la puissance qui fait la loi en Allemagne.
Puis repartir, et arriver à Leipzig alors que le jour s'achève.
L'air est plus doux, la neige a presque disparu en ville. Il se sent joyeux. Ces maisons, après les masures de Russie, ces collines, ces clochers, c'est un monde et un paysage qu'il reconnaît. Il va et vient à pas lents sur la place, dans le jardin pendant près d'une heure, il dîne avec le consul de France à l'hôtel de Prusse, puis on repart.
À Weimar, la voiture sur patins que le roi de Saxe lui a offerte à Dresde se brise. Il faut monter dans une carriole de poste. Plus loin, on change de véhicule et de chevaux. Le maître de poste d'Eisenach tarde à les atteler, se dérobe. Il faut le menacer. Son épouse pleure, supplie.
Quand donc arrivera-t-on ?
Il veut calculer la distance qui reste jusqu'au Rhin, jusqu'à Paris. Combien d'heures, combien de jours ?
On est le mercredi 16 décembre. Il lui semble qu'il vit sur la route depuis des mois, alors que seulement onze jours se sont écoulés.
Et tout à coup, un cavalier. On arrête la voiture. C'est Anatole de Montesquiou, qui revient de Paris, qui a vu l'Impératrice, remis le texte du Bulletin. Tout va bien, répète-t-il.
Enfin le Rhin, Mayence, chef-lieu du département français du Mont-Tonnerre ! Napoléon est chez lui.
Et voici un visage connu, le vieux maréchal Kellermann, qui balbutie d'émotion. Et ce plaisir pour moi de l'appeler duc de Valmy.
Je suis chez moi.
Saint-Avold, Verdun où l'on soupe, le jeudi 17 décembre. On repart. Et brusquement, ce choc. L'essieu de la voiture vient de se rompre, à cinq cents pas de la poste. Il faut marcher.
Il me faudra conquérir jusqu'au dernier mètre de cette route.
Mais je suis chez moi.
Il respire à pleins poumons l'air léger, doux. Cela, l'hiver ? Mieux qu'un printemps russe !
À Château-Thierry, il prend son temps pour la première fois. Il va revoir dans quelques heures Marie-Louise et son fils. Il fait longuement sa toilette, choisit l'uniforme des grenadiers à pied, mais, en riant, il enfile sa pelisse et son bonnet. Car il n'y a plus pour rouler qu'une voiture découverte, l'une de ces « croquantes » qui brinquebalent, mais qui permet d'arriver jusqu'à Meaux.
Le reste, s'il fallait, il l'accomplirait à pied. Mais le maître de poste donne une vieille voiture à deux immenses roues, une chaise de poste. Elle ferme bien. Et l'on repart.
Le postillon fouette les chevaux, qui s'élancent au galop. Napoléon se penche. Paris. Au loin, l'Arc de triomphe. Le postillon passe sous l'arche sans en avoir reçu l'ordre, mais comme il en a le droit puisque seul l'Empereur détient ce privilège.
- C'est d'un bon augure, dit Napoléon.
Déjà, l'entrée des Tuileries. Il est vingt-trois heures quarante-cinq, ce vendredi 18 décembre 1812. Ils sont partis le 5 de Smorgoni. C'est si loin, la Russie, la Bérézina, Moscou, la Moskova. Un autre monde, irréel déjà.
Les factionnaires s'interrogent du regard. Quels sont ces officiers ? Sans doute des porteurs de dépêches. Ils autorisent le passage. Lentement, la voiture arrive devant le péristyle d'entrée. Un gardien en chemise s'avance, une lumière à la main. Il est effrayé devant la silhouette enveloppée de fourrure de Caulaincourt, qu'il a du mal à reconnaître. Enfin il identifie le grand écuyer de l'Empereur.
Napoléon se tient d'abord dans la pénombre. Il descend. On le regarde. Il marche lentement. Un cri : « C'est l'Empereur ! » Des courses, des rires, des voix qui résonnent sous les voûtes.
Brusquement, Napoléon écarte ceux qui l'entourent, rejoint Caulaincourt qui s'est dirigé vers l'appartement des dames de compagnie de l'Impératrice. Elles hésitent, inquiètes. Qui est-il ?
Napoléon le bouscule.
- Bonsoir, Caulaincourt, vous avez aussi besoin de repos, dit-il.
Et il entre chez l'Impératrice.
9.
Il les dévisage en souriant, puis il s'approche d'eux.
Ils sont tous là, dans les salons de ses appartements privés. Il est onze heures, ce samedi 19 décembre 1812. Ils viennent pour le lever de l'Empereur.
Il devine, dans leurs regards, la surprise et l'incrédulité. Il est à Paris, c'est bien lui ! Ils l'imaginaient au fond de l'Europe, enseveli sous la neige avec les restes de sa Grande Armée. Ils étaient accablés par la lecture du 29e Bulletin, publié il y a trois jours, le 16 décembre. Ils constatent qu'il est en effet, comme le Bulletin l'écrit, en bonne santé, avec seulement la peau un peu craquelée par le froid, les yeux gonflés, rougis par le vent glacial qui a soufflé presque durant les treize jours qu'a duré ce voyage.
Il s'amuse de leurs expressions effarées et serviles. Tous ceux-là, les ministres Cambacérès, Savary, Clarke, Montalivet, et les autres, chambellans, officiers de sa Maison, ont accepté la fable de sa mort lorsque le général Malet l'a répandue. Pas un qui ait pensé à son fils ! Tous prêts à se rallier à un gouvernement provisoire !
Il faudra qu'il aille au bout de cette affaire, qu'il sache comment empêcher que l'on écarte son fils de sa succession.
Il l'a vu ce matin, avant d'entrer dans ces salons.
Mon fils, ce petit garçon vêtu en homme ?
C'est seulement en le voyant marcher vers lui qu'il a mesuré que le temps avait passé, que cette campagne de près de six mois, jusqu'à Moscou, n'avait pas été qu'un cauchemar qu'on oublie en se réveillant. Et c'est pourtant le sentiment qu'il a eu en se levant ce matin, en découvrant Marie-Louise puis en entrant dans son cabinet de travail.
Tout est resté en place.
Dans la nuit, il a retrouvé le corps de Marie-Louise, d'abord glacé par une sorte d'effroi, comme si elle avait du mal à reconnaître cet homme qui se précipitait sur elle. Puis elle a été à nouveau cette « bonne femme allemande » si douce, si tendre. Le seul fait de la toucher l'a apaisé, a effacé toutes les fatigues du voyage, le souvenir même de ce qu'il a vécu avec des centaines de milliers d'hommes, là-bas, entre Vilna et Vilna, cette ville où, entre juin et décembre 1812 s'est ouverte et fermée la campagne de Russie.