Murat, Berthier, Eugène réussiront-ils dans cette ville à contenir les troupes de Koutousov, qui doivent être aussi épuisées, aussi meurtries et décimées que l'ont été celles de la Grande Armée ? Si Murat s'accroche à Vilna, alors, au printemps, Napoléon pourra prendre sa revanche sur les Russes, et c'est à cela qu'il pense.
Il va tendre les ressorts de la machine impériale, lever des centaines de milliers d'hommes, leur donner des fusils et des canons. Et en avril 1813 tout sera prêt. Il faudra d'ici là tenter de préserver l'alliance avec l'Autriche et réussir, si cela se peut, à retenir la Prusse de s'engager dans la guerre aux côtés des Russes.
Voilà ce que je dois faire.
Il passe parmi les dignitaires réunis. Il s'arrête devant chacun d'eux. Il les questionne sur l'état de leur administration. Puis il demande : « Pourquoi avez-vous oublié mon fils ? Pourquoi m'avez-vous cru mort ? Pourquoi n'avez-vous pas pensé à mon héritier ? »
Il cherche des yeux Frochot, le préfet de la Seine, conseiller d'État, qui, à la demande des conspirateurs, leur a offert une salle pour réunir leur gouvernement provisoire.
- Il faut, dit-il, un exemple, non sur l'homme, que je veux ménager, mais sur le conseiller d'État. Il est temps que l'on apprenne, si on l'a oublié, ce que c'est que d'être fidèle à son serment. Il faut fixer les principes sur cela.
Puis, d'un ton sévère, tout en s'éloignant de quelques pas, il ajoute :
- Des soldats timides et lâches perdent l'indépendance des nations, mais des magistrats pusillanimes détruisent l'empire des lois, des droits du trône et l'ordre social lui-même.
Il répétera cela au Sénat, qu'il compte réunir demain, dimanche 20 décembre. Mais il veut que chaque jour, à compter d'aujourd'hui, se réunissent autour de lui les conseils, celui des Ministres, celui des Finances, de l'Administration intérieure, le Conseil d'État naturellement. Il recevra le corps diplomatique le 1er janvier 1813. Puis, dans quelques semaines, le 14 février, sera convoqué le Corps législatif. Il veut voir tout l'Empire au travail. Il doit lever trois cent cinquante mille hommes d'ici le printemps. Il songe à cent cinquante mille pour la classe 1814, et à cent mille dans les classes de 1809 à 1812, cent mille autres venant des gardes nationaux.
Il a déjà pensé à tout cela. Il ne s'agit plus que de le mettre en œuvre dans les semaines qui viennent.
Il observe les ministres, les dignitaires. Les directives qu'il vient de donner semblent les avoir rassurés. Les hommes ont besoin d'agir, besoin de savoir qu'un chef est à la barre et les guide. Maintenant, il peut leur parler de la Russie, des désastres de la campagne. À quoi servirait de chercher à dissimuler ? Les lettres privées des soldats vont commencer à arriver en France. Et on saura ce qu'ont vécu les hommes là-bas, et on comptera les disparus.
C'est pour cela aussi que j'ai voulu tout dire dans le 29e Bulletin de la Grande Armée. Quand chacun va connaître la vérité, il est fou de vouloir la cacher.
Il commence à parler d'un ton calme.
- La guerre que je soutiens contre la Russie, dit-il, est une guerre politique. Je l'ai faite sans animosité. J'eusse voulu épargner les maux qu'elle-même s'est faits. J'aurais pu armer la plus grande partie de la population contre elle-même en proclamant la liberté des esclaves... Un grand nombre de villages me l'ont demandé, mais je me suis refusé à une mesure qui eût voué à la mort des milliers de familles...
Puis il marche à pas lents devant les dignitaires.
- Le succès de mon entreprise a tenu à huit jours. Il en est ainsi de tout dans le monde. Le moment, l'à-propos sont tout.
Il indique que l'audience du lever est terminée, mais il retient Decrès et Cessac, avec qui il veut parler déjà des premières mesures pour reconstituer l'artillerie et la cavalerie.
Il s'assied à sa table de travail.
- Eh bien, messieurs, la fortune m'a ébloui ! Je me suis laissé entraîner au lieu de suivre le plan que j'avais conçu. J'ai été à Moscou, j'ai cru y signer la paix. J'y suis resté trop longtemps. J'ai cru obtenir en un an ce qui ne devait être exécuté qu'en deux campagnes. J'ai fait une grande faute, mais j'aurai les moyens de la réparer.
Il faut commencer aujourd'hui. Il donne les premiers ordres. Puis, quand Decrès et Cessac sont sortis, il dit à Caulaincourt :
- Le terrible Bulletin a fait son effet, mais je vois que ma présence fait encore plus de plaisir que nos désastres ne font de peine. On est plus affligé que découragé. Cette opinion se saura à Vienne, et tout se réparera avant trois mois.
Il se promène sur la terrasse des Tuileries en compagnie de Marie-Louise. Elle s'appuie à son bras, tendre, légère et futile. Il n'écoute que le gazouillis des mots. Il l'interroge : « Comment va bon papa François ? » Il a besoin de l'alliance ou, au pis, de la neutralité de l'Autriche. Et il faut qu'il se serve de Marie-Louise pour peser sur l'empereur François.
Car les nouvelles qu'apportent les estafettes chaque jour sont mauvaises ! La foule des soldats rescapés de la Bérézina s'est ruée sur les magasins de Vilna. La ville a été pillée, dit-on. Et il a suffi d'un hourra de cosaques pour que ces hommes débandés s'enfuient et recommencent à Kovno la même mise à sac ! Et la Garde - ma Garde ! - a elle aussi saccagé les maisons et les réserves. Elle aussi a fui quand les cosaques sont apparus. Quelques milliers d'hommes seulement ont réussi à passer le Niémen avec Ney. Pour apprendre que le corps d'armée prussien de Yorck faisait défection, exposant aux Russes les troupes françaises de Macdonald, obligées de reculer. Puis ce sont les Autrichiens de Schwarzenberg qui ont commencé à discuter avec les Russes de l'éventualité d'un armistice.
Et Murat a quitté l'armée, rejoint son royaume. Il traite avec Metternich, trahit comme un quelconque Bernadotte, dans l'espoir de conserver sa couronne et rêvant peut-être de coiffer la couronne de fer du royaume d'Italie !
« Je suppose que vous n'êtes pas de ceux qui pensent que le lion est mort, dicte-t-il pour Murat. Vous m'avez fait tout le mal que vous pouvez depuis mon départ de Vilna. Le titre de roi vous a perdu la tête. Si vous désirez le conserver, ce titre, il faut vous conduire autrement que vous n'avez fait jusqu'à présent. »
Je sens la nation autour de moi prête à se défendre. Les conscrits rejoignent leurs drapeaux, les arsenaux se remplissent d'armes. Toute la France est un atelier. Mais il y a une poignée de traîtres en haut.
Dans les salons du faubourg Saint-Germain, où l'on se moque de ces bals de « jambes de bois » que j'ai demandé à Hortense d'organiser pour que rien, dans la vie de Paris et de la Cour, ne soit changé. Mais on trahit aussi autour de moi.
Il parcourt ces lettres que les agents du Cabinet noir chargé d'espionner les correspondances ont pu saisir.
Il n'a même pas été surpris de découvrir qu'elles sont du « Blafard », Talleyrand, un homme qui continue de participer aux Conseils privés. Il écrit à son oncle, ancien archevêque de Reims, émigré, proche de Louis XVIII et compagnon d'exil à Hartwell, où vit la petite Cour qui entoure, en Angleterre, le frère de Louis XVI. Talleyrand fait des offres de service, assure que la campagne de Russie est pour l'Empire « le commencement de la fin » et que tout cela se terminera par un « retour aux Bourbons ».
Indigne Talleyrand !
Napoléon a un accès de colère. Il veut poursuivre Talleyrand en justice, l'exiler sur ses terres, mais Savary et Cambacérès plaident pour l'ancien évêque d'Autun. Pourquoi faire un éclat ? disent-ils. Il suffit de le surveiller, prétendent-ils.