Ce serait une « monstruosité » que de voir François Ier déclarer la guerre à l'Empire que régente sa fille !
Mais combien de temps ce « bon papa François » résistera-t-il à la tempête qui le pousse ?
Napoléon lit les dépêches, les rapports des agents français. L'Allemagne se soulève. Les troupes russes de Wittgenstein ont été accueillies à Berlin pour une foule en délire. Les professeurs, dans toutes les universités, ont suspendu leurs leçons. « Les cours reprendront, dans notre patrie libre, a dit le philosophe Fichte, ou bien nous serons morts pour reconquérir la liberté. »
Il se souvient de ce jeune homme, Staps, qui voulait le poignarder à Schönbrunn et dont la haine, le fanatisme fou l'avaient surpris. Il connaît les souverains.
La plupart sont lâches. Ils suivront et utiliseront les passions des foules. Et, si je ne peux vaincre leurs armées, ils se rallieront tous contre moi. Comme Bernadotte, et cette bête de Murat qui essaie maladroitement d'obtenir l'appui de Vienne ! Alors que les Autrichiens mettent sur pied deux armées, l'une en Italie, l'une en Allemagne, pour m'attaquer si le moment est favorable.
Combien de fois déjà n'ai-je pas dû ainsi battre leurs archiducs ? Me faudrait-il recommencer ?
Il reçoit le prince Schwarzenberg, redevenu ambassadeur à Paris. Ce mardi 13 avril, le parc de Saint-Cloud bruisse du printemps revenu. Les fenêtres du grand salon de réception sont ouvertes.
Napoléon entraîne Schwarzenberg vers une croisée. Il évoque les succès obtenus par le prince et son corps de troupes durant la campagne de Russie. Il ne dit rien de l'armistice conclu avec les Russes.
Le prince écoute, paraît gêné. Il n'ose répondre aux questions.
L'empereur François Ier accepterait-il, pour renforcer notre alliance, demande Napoléon, que je lui cède les provinces illyriennes ? L'Autriche atteindrait ainsi à nouveau aux rives de l'Adriatique.
Schwarzenberg continue de se taire, comme s'il craignait de me blesser en me transmettant les propos de Metternich, qui veut s'imposer en médiateur armé...
Que faire d'autre que paraître ignorer cela, qu'appeler le prince Schwarzenberg « mon cher ami », que le prendre par le bras, le raccompagner dans les longues galeries du château de Saint-Cloud ? Et se déclarer enchanté de cet entretien de près de quatre heures où rien n'a été tranché !
Il regarde le prince Schwarzenberg s'éloigner.
Peut-être s'est-il montré trop conciliant avec lui ?
Peut-être Schwarzenberg a-t-il imaginé que je craignais la guerre ?
Je ne crains que l'impuissance, l'incapacité où je serais de me battre. Mais cela ne se produira qu'au moment de ma mort !
Même seul, je me battrai.
Et je ne suis pas seul.
Il va partir pour rejoindre les armées en Allemagne. Si souvent déjà il a quitté la France par cette route qui passe par Sainte-Menehould et va vers Mayence.
Louis XVI en fuite avec sa reine autrichienne a pris cette route-là, où il devait être reconnu et arrêté.
Je laisse à mon impératrice autrichienne, la nièce de cette malheureuse reine décapitée, la régence, et je pars non pour fuir, mais pour combattre.
Il quitte le château de Saint-Cloud le jeudi 15 avril 1813 à quatre heures du matin.
À vingt heures, il dîne à Sainte-Menehould. Il passe à Metz à sept heures, le vendredi 16. Et il arrive à Mayence ce même jour à minuit.
Il a roulé plus de quarante heures.
Quatrième partie
La mort s'approche de nous
16 avril 1813 - 9 novembre 1813
11.
Il est assis, il écrit. Il est six heures du soir, ce samedi 17 avril 1813.
« Ma bonne Louise,
« Je suis arrivé le 16 à minuit à Mayence. Je n'ai pas reçu de lettres de toi aujourd'hui. Il me tarde d'apprendre comment tu te portes et ce que tu fais. Dis-moi que tu as été sage et que tu as du courage. J'ai comme tu le peux penser beaucoup d'ouvrage. Le grand maréchal Duroc n'est pas encore arrivé. »
Il se lève, va jusqu'à la croisée. Sur la place de Mayence, de jeunes soldats manœuvrent, et tout à coup l'un d'eux a dû l'apercevoir. Ils dressent leurs fusils, crient : « Vive l'Empereur. » Il se recule, attendant que les acclamations cessent. Les tambours battent, leurs roulements s'approchent et s'éloignent avec ces coups de vent qui, toute cette journée du 17 avril, se sont succédé.
Il n'est pas sorti depuis son arrivée hier à minuit. Il a écouté les aides de camp, lu les dépêches de Ney, d'Eugène de Beauharnais. Puis il a consulté les cartes avec Bacler d'Albe. Les Russes et les Prussiens ont avancé partout. Torgau est tombée. Ils ont été accueillis en triomphateurs et en libérateurs à Dresde.
Et mon allié le roi de Saxe Frédéric-Auguste s'est enfui, se rapprochant de l'Autriche qui attend, l'arme au pied, que je sois blessé pour m'achever.
Il reprend la plume.
« Il fait ici bien du vent.
« Embrasse mon fils sur les deux yeux. Écris à Papa François tous les huit jours, donne-lui des détails militaires et parle-lui de mon attachement pour sa personne. »
Cela peut faire hésiter un moment l'Autriche, quelques jours ou quelques semaines, le temps pour moi de battre les Russes et les Prussiens.
Il va vers les cartes. La nuit commence à tomber. Roustam entre et allume les chandeliers.
Les ombres s'allongent sur les parquets. D'un geste, il demande qu'on approche les bougies de la table. Bacler d'Albe a placé les unités ennemies sur la carte.
Si j'avais quelques milliers de cavaliers de plus, la partie serait plus simple.
Mais il n'a pas d'autre atout, et c'est avec le peu qu'il tient qu'il doit jouer.
Il marche dans la grande pièce, les mains derrière le dos. Cette campagne, cette partie, c'est celle du tout ou rien. S'il gagne, il rafle toute la mise, tous les enjeux qui sont sur la table depuis qu'il règne. S'il perd, on lui prend tout. L'Angleterre remportera la guerre qu'elle mène depuis 1792 contre la France.
Tout ou rien. Voilà l'enjeu de cette année 1813.
Il se rassied.
« Je ne veux plus que tu aies mal à l'estomac, écrit-il encore à Marie-Louise, sois gaie et tu seras bien portante. Les affaires te donneront un peu d'occupation.
« L'habitude de te voir et de passer ma vie avec toi m'est bien douce.
« Adieu, ma chère Louise, aime-moi comme je t'aime, si toutefois cela est possible à la légèreté de votre sexe. Tout à toi. Ton époux.
« Nap. »
Les tambours se sont tus, le vent est tombé. Il ne va pas dormir. Trop d'ordres à dicter, trop de pensées qui tournent en lui, de décisions à prendre. Il appelle Fain, son secrétaire. Il montre la lettre qu'il a reçue de Frédéric-Auguste, le roi de Saxe, l'allié qui ne veut pas fournir de troupes, qui abandonne sa capitale, Dresde.
« Monsieur mon frère, la lettre de Votre Majesté m'a fait de la peine, commence-t-il. Elle n'a plus d'amitié pour moi ; j'en accuse les ennemis de notre cause qui peuvent être dans son cabinet. J'ai besoin de toute sa cavalerie et de tous ses officiers. J'ai dit ce que je pensais avec cette franchise que Votre Majesté me connaît. Mais quel que soit l'événement, que Votre Majesté compte sur l'estime qu'elle m'a inspirée et qui est à l'abri de tout. »
Voilà ce que je peux écrire. Il me faut retenir mes paroles. Ordonner à l'ambassadeur de France à Vienne, le comte de Narbonne, de ne rien faire qui pût déplaire à la Cour de François Ier. Mais je sais bien ce que veulent Metternich et « Papa François » : me dépouiller sans prendre de risque. Tirer les marrons du feu. Préparer et attendre ma défaite.