- Rien n'égale la valeur, la bonne volonté et l'amour que portent tous ces jeunes soldats, dit-il, ils sont pleins d'enthousiasme.
À la lueur des feux de bivouac, il dévisage les officiers qui l'entourent. Eux sont mornes, alors que la victoire est acquise, que Lützen restera, il en est convaincu, comme un modèle de bataille.
Il s'arrête, met pied à terre près d'un feu de bivouac. Il dicte sa proclamation à l'armée. C'est maintenant, ici, qu'il trouvera les mots qui toucheront ces jeunes troupes.
« Soldats, je suis content de vous ! commence-t-il. Vous avez rempli mon attente ! Vous avez suppléé à tout par votre bonne volonté et par votre bravoure. Vous avez ajouté un nouveau lustre à la gloire de mes aigles ; vous avez montré tout ce dont est capable le sang français. La bataille de Lützen sera mise au-dessus des batailles d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland et de la Moskova. »
Il remonte à cheval. Il entend les plaintes des blessés. La bataille a été meurtrière. Combien ? Mille, dix mille, vingt mille morts et blessés dans chaque camp ?
Tout à coup, la fatigue le saisit. Toutes ces victoires, et aucune ne termine la partie !
Il arrive à Lützen, entre dans la maison du baillage.
Les estafettes de Paris sont arrivées. Il feuillette les journaux. Il s'emporte. Est-ce ainsi que l'on rend compte de la guerre ? Il dicte une lettre pour Savary, ministre de la Police. « Comme tous les articles de journaux qui parlent de l'armée sont faits sans tact, je crois qu'il vaut beaucoup mieux qu'ils n'en parlent pas ! C'est une grande erreur de s'imaginer qu'en France on puisse faire entrer les idées de cette façon ; il vaut mieux laisser aller les choses leur train... C'est vérité et simplicité qu'il faut. Un mot, telle chose est vraie, n'est pas vraie, suffit ! »
Il est épuisé. Tout tenir entre ses mains. Tout. Ne rien lâcher, car il suffit d'un fil abandonné pour que tout cède. Il doit sommeiller quelques heures. Il soupire. Une dernière tâche. Il se fait apporter une feuille, une plume.
« Ma bonne amie,
« Il est onze heures du soir, je suis bien fatigué. J'ai remporté une victoire complète sur l'armée russe et prussienne commandée par l'empereur Alexandre et le roi de Prusse. J'ai perdu dix mille hommes, tués ou blessés. Mes troupes se sont couvertes de gloire et m'ont donné des preuves d'amour qui me touchent le cœur. Embrasse mon fils. Je me porte fort bien. Adieu, ma bonne Louise. Tout à toi.
« Nap. »
Combien a-t-il dormi ? Il ne sait plus à quel moment il s'est remis au travail, étudiant les cartes, dictant des ordres aux aides de camp.
Toute la rive gauche de l'Elbe est maintenant aux mains des troupes françaises. Le général Lauriston a occupé Leipzig. Dresde ne peut que tomber dans les jours qui viennent. Après, on pourra, selon l'attitude des Russes et des Prussiens, soit remonter vers Pseilein, soit poursuivre vers l'est.
Il souligne sur la carte les noms de Bautzen, de Würschen, de Görlitz, de Breslau.
Ce qui l'inquiète, c'est qu'en avançant ainsi vers la Vistule il a tout son flanc droit à découvert. Il longera les frontières de l'Empire d'Autriche, et comment faire confiance à Metternich et à l'empereur François Ier ?
Il écrit au comte de Narbonne. L'ambassadeur a été reçu froidement par l'Empereur. La Cour de Vienne n'espère qu'en la défaite française. Et Metternich s'imagine qu'il pourra imposer ses vues aux Russes et aux Prussiens.
Il faudra donc aussi se battre contre l'Autriche.
Il sort. Les feux de bivouac brûlent encore dans l'aube qui se lève. Le temps est clair mais il fait froid. Il galope sur le champ de bataille. Il s'arrête un instant, apercevant ces grandes fosses dans lesquelles des paysans entourés par des soldats jettent les corps des morts.
Il lance son cheval d'un coup d'éperon. Il passe le long des colonnes en marche. Les soldats l'acclament.
Ils sont en vie. Leurs camarades sont morts. Le maréchal Bessières est mort. Je suis en vie.
La mort n'a pas voulu de moi. Je ne la crains pas. Je la défie. Que m'importe de vivre si je ne me bats pas ?
À la nuit tombante, dans la petite ville de Borna, il fait halte, s'installe à la table de travail que les fourriers ont dressée.
« Ma bonne amie, commence-t-il à écrire,
« J'ai reçu ta lettre du 30 avril. Je vois avec plaisir ce que tu me dis de mon fils et de ta santé. La mienne est fort bonne. Le temps est très beau. Je continue à poursuivre l'ennemi qui se sauve partout et en toute hâte. »
Il pourrait s'arrêter là, écrire comme il en a envie, comme il l'a déjà fait hier : « Je crois que le petit roi m'a tout à fait oublié. Donne-lui deux baisers sur les yeux pour moi. » Mais il faut qu'il tente tout ce qui est encore possible pour éviter la guerre avec Vienne.
« Papa François ne se conduit pas trop bien, reprend-il. On veut l'entraîner contre moi. Fais appeler M. Floret, le chargé d'affaires d'Autriche, dis-lui : "L'on veut entraîner mon père contre nous. Je vous ai envoyé chercher pour vous prier de lui écrire que l'Empereur est en mesure, il a un million d'hommes sous les armes, et je prévois, si mon père écoute les caquets de l'Impératrice, qu'il se prépare bien des malheurs. Il ne connaît pas cette nation, son attachement à l'Empereur et son énergie. Dites à mon père de ma part, comme sa fille bien-aimée, et qui prend tant d'intérêt à lui et à mon pays de naissance, que si mon père se laisse entraîner, les Français seront à Vienne avant septembre et qu'il aura perdu l'amitié d'un homme qui lui est bien attaché."
« Écris-lui dans le même sens pour son intérêt plus que pour le mien, car je les vois venir depuis longtemps et je suis prêt.
« Addio, mio dolce amore.
« Ton Nap. »
Il a fait ce qu'il devait.
Il entre à Dresde le samedi 8 mai à huit heures du matin, alors que le soleil inonde la ville d'une lumière légère. On entend au loin la canonnade, et des fumées s'élèvent au-dessus de l'Elbe. Les Russes et les Prussiens ont brûlé les ponts dans leur retraite vers Breslau, le long de la frontière autrichienne. Ils reculent en ordre.
Tout à coup, au milieu de la rue, à quelques mètres des portes de la ville, il voit s'avancer une députation solennelle, portant les clés de la cité. Il regarde ces hommes avec mépris.
Il y a quelques jours encore, ils fêtaient Frédéric-Guillaume de Prusse et le tsar Alexandre. Ils offraient avec enthousiasme à ceux qu'ils imaginaient être leurs vainqueurs l'hospitalité et des tributs. Et maintenant, les voici penauds et tremblants devant moi.
- Vous mériteriez que je vous traitasse en pays conquis ! lance-t-il. J'ai l'état des volontaires que vous avez armés, habillés et équipés contre moi. Vos jeunes filles ont semé des fleurs sous le pas des monarques, mes ennemis.
Que reste-t-il de ces guirlandes et de ces pétales ? Le fumier sur les pavés de la rue !
Son cheval piaffe. Ces notables tremblent. Mais il faut aussi se servir de la lâcheté des hommes.
- Cependant, je veux tout pardonner, reprend-il. Bénissez votre roi, car il est votre sauveur. Qu'une députation d'entre vous aille le prier de vous rendre sa présence. Je ne pardonne que pour l'amour de lui. Je veillerai à ce que la guerre vous cause le moins de maux qu'il sera possible.
J'ai besoin de Frédéric-Auguste, roi de Saxe. J'ai besoin de ses cavaliers et de ses soldats. Qu'il rentre triomphalement à Dresde, sa capitale. Je dînerai avec lui. J'oublierai qu'il a fui la ville, m'a refusé l'appui de ses troupes et a attendu ma défaite. Et qu'il ne se rallie comme les habitants de Dresde que parce que je suis vainqueur.
Il s'installe au palais royal, au cœur de cette ville cossue et belle, dans la douceur d'un printemps qui ressemble déjà à l'été.