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12.

Il avance au pas sur cette route qui va de Neumarkt à Dresde. Il tient distrairement les rênes. Il se laisse porter par le balancement du cheval. Ses pensées vont et viennent.

Il entend des cris. Des soldats descendent en courant des collines, glissent sur les pentes des talus. « Vive l'Empereur ! » lancent-ils.

Il ne répond pas à leurs acclamations. Elles sont comme une rumeur lointaine qui trouble ses pensées. Depuis que l'armistice est conclu, il hésite. Peut-être a-t-il eu tort de ne pas poursuivre l'ennemi jusqu'à la Vistule. Peut-être s'est-il laissé convaincre malgré lui par ces aboyeurs de la paix à n'importe quel prix que sont Berthier, Caulaincourt, et tous les autres qui chevauchent derrière lui.

Chaque soir, à l'étape, ils le pressent de rentrer le plus vite possible à Dresde, de prendre une voiture, de galoper avec un équipage et d'épargner ainsi sa fatigue. Ils n'aiment plus chevaucher de trois heures du matin à la nuit tombée, se retrouver dans des bivouacs de fortune et prendre encore plusieurs heures durant, sous la dictée, ses ordres.

Ils veulent tous la paix, pour leur repos. Et ils transforment leur fatigue en grande politique.

Il refuse. Il rentre à cheval. Les aubes sont fraîches. Les journées longues. Il voit les soldats et on le voit. Parfois, la population d'une ville l'entoure et l'acclame. Ainsi, ce mardi 8 juin à Görlitz, quand, à la pointe du jour, au moment où il allait partir, le feu a pris dans un faubourg et qu'il a donné des ordres aux troupes pour qu'elles luttent contre l'incendie. Et il a fait verser six mille francs de secours aux sinistrés.

Il s'arrête à Bautzen. Les maisons sont encore pleines de blessés. La ville tout entière semble geindre.

Dans la petite pièce où il a rétabli son cabinet de travail pour la nuit, on lui communique un rapport du maréchal Soult et du général Pradel, le grand prévôt de l'armée. On compterait plus de deux mille soldats blessés à la main droite, des mutilés volontaires selon le rapport. Pradel demande un châtiment exemplaire pour tous ces hommes.

Il a vu ces jeunes soldats, courageux mais souvent désemparés. Il imagine les pelotons d'exécution qu'on lui demande de réunir. La répression n'est juste que si elle est utile. Il convoque Larrey, le chirurgien en chef. Il connaît le dévouement et la franchise de l'homme. Il l'interroge.

- Sire, crie aussitôt Larrey, ces enfants sont innocents, on vous trompe !

Napoléon, le visage penché, écoute. Les soldats, selon Larrey, se blessent involontairement avec leur fusil et blessent souvent leurs camarades placés devant eux dans les formations en carré. Larrey parle avec conviction, avance des témoignages, des preuves.

Napoléon s'arrête devant lui.

- On vous portera mes ordres, dit-il.

Puis il fait quelques pas, ajoute :

- Un souverain est bien heureux d'avoir affaire à un homme tel que vous.

Il ordonne qu'on accorde à Larrey six mille francs en or, une pension de l'État de trois mille livres et une miniature sertie de diamants.

Tout voir. Tout savoir. Tout décider.

De combien d'hommes comme Larrey dispose-t-il encore ? Lannes, Bessières, Duroc, tant d'autres, morts. Et cette dépêche qu'il vient de recevoir et qui rapporte que, dans son gouvernement des provinces illyriennes, Junot a été saisi de crises de démence !

Il se souvient. C'était le siège de Toulon.

Il était capitaine. Junot, sergent.

Ce jeune homme inconnu avait dit en riant, quand un obus avait recouvert de terre l'ordre que je lui dictais : « Tant mieux, nous n'avions pas de sable pour sécher l'encre ! » Junot, dans les jours de misère à Paris, partageant avec moi ses ressources, Junot avec moi à Saint-Jean-d'Acre. Junot que j'assurais, en quittant l'Égypte, « de la tendre amitié que je lui ai vouée ».

C'étaient les mots que j'employais. Junot, fou, qui s'est présenté au grand bal qu'il a organisé à Raguse avec pour tout vêtement ses décorations ! Junot en grand uniforme de gouverneur et conduisant sa voiture à la place du cocher ! Junot qui délire, qu'on enferme, qu'on rapatrie chez lui en Bourgogne.

Junot, pire que mort. Dément.

Napoléon reste assis une partie de la nuit, puis il se redresse, regarde autour de lui, comme s'il sortait d'un long tunnel obscur. Il commence à dicter de sa voix nette les ordres, les dépêches.

« La guerre, écrit-il au général Bertrand, ne se fait qu'avec de la vigueur, de la décision et une volonté constante ; il ne faut ni tâtonner ni hésiter. Établissez une sévère discipline, et, dans les affaires, n'hésitez pas à avoir confiance en vos troupes. »

À cheval, maintenant. Voilà cinq jours que l'on est en route. À cheval, à cheval ! Le jeudi 10 juin 1813, il rentre enfin à Dresde.

« Ma bonne amie, écrit-il à Marie-Louise,

« Je suis arrivé à Dresde à quatre heures du matin. Je me suis logé dans une petite maison du comte Marcolini dans un faubourg qui a un très beau jardin, ce qui m'est très agréable. Tu sais combien le palais du roi est triste. Ma santé est fort bonne. Donne un baiser à mon fils. Tu sais combien je t'aime.

« Nap. »

Il dort plusieurs heures et il lui semble en se réveillant que voilà des jours et des jours qu'il somnole.

Il sort aussitôt dans ce faubourg de Friedrichstadt.

Des soldats vont et viennent, désœuvrés. Croit-on que c'est la paix ?

Il continue à avancer dans la ville. Des groupes de badauds se forment en l'apercevant. Il n'y a pas d'acclamations, mais les gens paraissent saisis, le regardant passer avec un étonnement mêlé d'effroi.

Il se rend auprès du roi de Saxe, qui se précipite vers lui.

« Les bruits les plus fous ont couru, dit le souverain. On a cru Votre Majesté morte. On a assuré que l'on avait placé un mannequin à votre image dans une voiture pour dissimuler votre mort. »

Napoléon sourit. Mort ? Parfois il lui semble en effet qu'une partie de sa vie est morte et qu'il regarde l'autre continuer de chevaucher, d'ordonner, de combattre, d'espérer. Et quelquefois tout lui échappe, et il est absorbé par une sorte de rêverie, comme s'il somnolait, absent à la vie.

Il fait quelques pas dans le salon, tournant le dos au roi de Saxe qui continue de parler, évoquant ces bruits de négociations entre Russes, Prussiens, Autrichiens, Anglais.

Les informateurs du roi, en Autriche et en Prusse, assurent que Londres s'apprête à verser plus d'un million de livres à la Russie, et plus de six cent mille à la Prusse, pour les lier par un traité qui les empêcherait de cesser les combats contre l'empereur sans l'autorisation de Londres. L'Angleterre s'arroge ainsi le droit de dicter ses conditions et de choisir le moment de la paix. L'Autriche serait prête à signer ce traité, mais Metternich voudrait jouer sa propre carte, éviter de livrer l'Europe à l'Angleterre ou à la Russie. Il se présente donc en médiateur. Mais à quoi servent ces négociations de paix ouvertes à Prague, si l'Angleterre dicte sa loi ?

Napoléon se retourne. Il faudrait dire : « C'est une comédie que l'on joue pour me berner ! Et croit-on que je suis dupe ! J'entre dans le jeu pour gagner du temps ! »

Et ce temps, il ne faut pas le perdre. Chaque jour, il inspecte, il dirige des parades, des revues. Dresde doit devenir la place forte de mes armées. Que les grenadiers déboisent les abords de la ville. Qu'on crée des camps militaires sur les collines. Qu'on fortifie les portes. Qu'on élève des palissades.

Il est à cheval de l'aube à la nuit.

« Je suis monté hier à cheval depuis midi à quatre heures. Je suis revenu tout frappé de soleil », écrit-il à Marie-Louise.