Messieurs de la paix à tout prix, vous faut-il une autre preuve ?
Il se tourne vers Maret.
- Ce n'est pas à la cession d'une portion quelconque de notre territoire ne portant pas atteinte à la force de l'Empire qu'a tenu la question de la paix ou de la guerre. Mais à la jalousie des puissances, à la haine des sociétés secrètes, aux passions fomentées par les artifices de l'Angleterre.
Il fait quelques pas dans le salon.
- Je n'ai pas la nouvelle que l'Autriche m'ait déclaré la guerre, mais je suppose que j'en recevrai la nouvelle dans la journée.
Elle n'arrive que le jeudi 12 août 1813.
Il fustige d'une voix dure mais sans passion les folles prétentions. de l'Autriche et son infâme trahison.
Je suis pourtant l'époux de la fille de l'Empereur, et le roi de Rome est son petit-fils, mais qu'importe à ces gens-là !
Il dicte quelques lignes à Cambacérès : « Je désire que l'Impératrice fasse son voyage à Cherbourg et que ce ne soit qu'à son retour qu'elle apprenne tout cela. »
Puis il prend la plume, ce 12 août, et il dit à Marie-Louise :
« Ne te fatigue pas et va doucement. Tu sais combien ta santé m'est précieuse. Écris-moi en détail. Ma santé est bonne. Le temps est très beau. La chaleur a repris le dessus. Addio, mio bene, deux baisers à ton fils. Tout à toi,
« Nap. »
Ils sauront tous bien assez tôt, tous, elle, mon fils, les Français, que la guerre a recommencé !
13.
Il a quarante-quatre ans aujourd'hui, dimanche 15 août 1813. Il est à cheval sous la pluie d'orage, froide, et il dépasse les colonnes de soldats qui par la porte et le faubourg de Prina quittent Dresde pour marcher vers l'est, vers Bautzen, Görlitz, et ces fleuves de la Spree, la Neisse, la Katzbach, un affluent de l'Oder.
Il reste un moment à l'entrée du pont qui, à la sortie de Dresde, franchit l'Elbe. La nuit est tombée mais l'averse est encore plus drue. Il sent l'eau glisser sur son chapeau, en imprégner le feutre, tremper la redingote. Il grelotte. Tant de fois il a connu cela, sur les rives des fleuves italiens, sur les bords du Rhin, de la Vistule, du Niémen. Que de ponts traversés, de fleuves longés sous l'averse !
Et voilà que cela recommence le jour de ses quarante-quatre ans. Est-ce pour cela qu'il ne ressent aucun enthousiasme ? qu'il est seulement déterminé à se battre, contre le monde entier s'il le faut ?
Il passe le fleuve. Aucune acclamation. Ces soldats avancent tête baissée, noyés par la pluie. Ils ont faim. Une fois encore. Il l'a dit à l'intendant général Daru : « L'armée n'est point nourrie. Ce serait une illusion de voir autrement. Vingt-quatre onces de pain, une once de riz et huit onces de viande sont insuffisantes pour le soldat. Aujourd'hui, vous ne donnez que huit onces de pain, trois onces de riz et huit onces de viande. »
Ils vont marcher et contremarcher, et, en ce troisième jour, alors qu'ils ne se sont pas encore battus, ils se traînent déjà. Berthier et le chirurgien Larrey ont signalé des milliers de malades. Ce temps orageux, avec ces alternances de chaleur et de froid, pourrit les ventres vides et les poumons.
Il s'arrête à Bautzen. Il a remporté ici une victoire, il y a seulement quelques semaines, le 20 mai. À quoi a-t-elle servi ?
Il ne change même pas de vêtements. Il veut examiner les cartes. Il en connaît chaque détail. Et pourtant, il a besoin de les étudier encore. En face de lui, ils sont six cent mille hommes sans doute. Au nord Bernadotte, au centre le Prussien Blücher, avec les Russes, au sud Schlumberger et ses Autrichiens. Au traître Bernadotte, il oppose Oudinot et Davout, ce dernier quittera Hambourg où il tient la ville. Il s'agit pour eux de prendre Berlin. Au centre, il met en ligne Macdonald, Ney, Lauriston, Marmont. Moi, je m'enfoncerai en Bohême, je bousculerai Schwarzenberg, je marcherai jusqu'à Prague, je ferai sentir à l'Autriche le poids de son infamie.
Il entend des cris et des exclamations. Un aide de camp se précipite. Le roi de Naples vient d'arriver.
Napoléon regarde Murat s'avancer. C'est comme si le roi de Naples, sous la magnificence de sa tenue, bleue, serrée à la taille par une ceinture dorée, son chapeau garni de plumes d'autruche blanches et d'une aigrette, voulait cacher la gêne qu'exprime toute son attitude.
Il sait que je sais. Il connaît ma police. Il a voulu me trahir. Mais les Anglais ne lui ont pas assez offert, ou bien il a craint de choisir le camp perdant en me quittant. Il est là. Il va commander la cavalerie reconstituée, quarante mille cavaliers qui seront le fer de lance de cette armée de quatre cent quarante mille hommes que j'ai réunie.
Il fait asseoir Murat.
- J'ai ici, dit-il en s'installant en face du roi de Naples, trois cent soixante-cinq mille coups de canon attelés, c'est la valeur de quatre batailles comme celle de Wagram, et dix-huit millions de cartouches.
Il parle avec énergie. Mais il sent qu'il ne réussit pas à la communiquer à Murat, qui s'inquiète des forces ennemies.
Le roi de Naples est incertain, comme eux tous. Il me parle de Bernadotte, de Moreau, de Jomini aussi, ce stratège qui a déserté l'état-major de Ney pour passer chez les Russes.
Ces trois hommes connaissent ma façon de combattre. Ils peuvent me deviner. Ils vont vouloir se dérober, comme l'a fait si souvent Koutousov, et épuiser mon armée en longues manœuvres où elle se dissoudra dans la boue par la fatigue et la maladie.
Il pressent cela. Mais que faire ?
Il se lève, s'approche de Murat, dit d'une voix dure :
- Ce qu'il y a de fâcheux dans la position des choses, c'est le peu de confiance qu'ont les généraux en eux-mêmes : les forces de l'ennemi leur paraissent considérables partout où je ne suis pas.
Et je ne peux être partout.
- Il ne faut pas se laisser épouvanter par des chimères, ajoute-t-il, et l'on doit avoir plus de fermeté et de discernement.
Il congédie Murat. Sur le champ de bataille, sous les boulets, cet homme-là oubliera ses hésitations et ses tentations. Il se battra.
Constant, le valet de chambre, entre, place des bûches dans la cheminée.
J'ai quarante-quatre ans.
Il écrit :
« Ma bonne amie, Je pars ce soir à Gôrlitz. La guerre est déclarée. Ton père, trompé par Metternich, s'est mis avec mes autres ennemis. C'est lui qui a voulu la guerre, par une ambition et avidité démesurées. Les événements en décideront. L'empereur Alexandre est arrivé à Prague. Les Russes sont entrés en Bohême. Ma santé est fort bonne. Je désire que tu aies du courage et que tu te portes bien. Addio, mi dolce amore. Tout à toi.
« Nap. »
Il avance dans la nuit et la pluie. On passe un pont sans parapet. Tout à coup, un cri près de lui, il voit le colonel Bertrand, l'un de ses aides de camp, qui tente de retenir son cheval mais bascule dans le ravin.
Il ne s'arrête pas. Il se souvient de sa chute dans les blés, au bord du Niémen. Il donne un coup d'éperon. Il faut sauter par-dessus les présages. Les combattre, conquérir l'avenir malgré eux.
Tout en chevauchant, il écoute les aides de camp qui rapportent que Blücher recule. Ses troupes ont repassé la rivière Katzbach. L'ennemi, comme Napoléon l'avait envisagé, refuse le combat avec lui.
À Lowenberg, il relit les dépêches reçues durant les dernières heures. Davout a été vainqueur au nord, à Lauenbourg. Mais Oudinot piétine face à Bernadotte.
- Je ne puis pas encore asseoir mes idées, murmure-t-il en marchant dans la petite pièce où l'on a établi son cabinet de travail.