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J'ai servi, commandé, vaincu quarante années

Du monde entre mes mains j'ai vu les destinées

Et j'ai toujours connu qu'en chaque événement

Le destin des États dépend d'un seul moment.

Ce moment, il peut, il veut, il doit le vivre encore.

Il est à nouveau à la tête des troupes. Il franchit la Spree, cherchant à rejoindre Blücher qui refuse le combat.

Il s'arrête après des jours de chevauchée. Il entre dans une ferme abandonnée. Il voit les chasseurs de son escorte mettre eux aussi pied à terre ainsi que les aides de camp qui s'approchent de lui, attendent ses ordres.

Mais il n'a rien à dire. La fatigue le terrasse. Il se couche sur une botte de paille et reste ainsi de longues minutes à regarder, au travers du toit défoncé par les boulets, les nuages glisser dans le ciel bleu.

Un aide de camp s'approche, attend plusieurs minutes.

Je le vois sans l'entendre. Il me faut faire effort pour l'écouter.

Les troupes de Blücher et de Schwarzenberg convergent vers Dresde, dit l'officier. Bernadotte a traversé l'Elbe, au nord. Blücher s'apprête à passer le fleuve plus au sud. Murat est en pleine déroute.

Napoléon écoute. Il se dresse, lance des ordres, d'une voix vive et résolue. Il faut abandonner la ligne de l'Elbe pour ne pas être cerné, se replier autour de Leipzig. Il faut se battre, on se battra. Ce peut être le coup de tonnerre qui changera le sort de la campagne.

Mais d'abord, il faut rassurer Paris, dicter donc, multiplier les copies puisque les partisans interceptent les estafettes sur les arrières de l'armée.

Comme en Russie.

Il écarte cette pensée.

Il faut secouer tous ces ministres qui s'affolent.

« Monsieur le duc de Rovigo, ministre de la Police, dicte-t-il, je reçois votre lettre chiffrée. Vous êtes bien bon de vous occuper de la Bourse. Que vous importe la baisse ? Moins vous vous mêlerez de ces affaires, mieux cela vaudra. Il est naturel que dans les circonstances actuelles, il y ait plus ou moins de baisse ; laissez-les donc faire ce qu'ils veulent. Le seul moyen d'aggraver le mal, c'est que vous vous en mêliez et que vous ayez l'air d'y attacher de l'importance. Pour moi, je n'y en attache aucune ! »

Tout se décidera ici, les armes à la main.

Mais qu'on ne me trahisse pas ! Qu'on me donne les hommes nécessaires.

Il dicte un discours pour Marie-Louise, qu'elle devra prononcer en tant que régente devant le Sénat, afin d'expliquer pourquoi l'Empereur a besoin de cent soixante mille hommes de la classe 1815, et de cent vingt mille hommes des classes 1808 à 1814.

Elle dira : « J'ai la plus grande opinion du courage et de l'énergie de ce grand peuple français. Votre Empereur, la patrie et l'honneur vous appellent ! »

Accepteront-ils, comprendront-ils ?

Que puis-je dire d'autre ?

Il songe un instant que s'il mourait en ce moment, le corps éventré par un boulet, peut-être son fils et Marie-Louise régneraient-ils. Peut-être même sa mort est-elle le seul moyen pour assurer ma dynastie ? L'empereur d'Autriche et Metternich seraient heureux de voir un descendant des Habsbourg sur le trône de France. Et les dignitaires de l'Empire se rassembleraient autour du roi de Rome pour préserver leurs titres et leurs biens !

Mourir ? Pour assurer l'avenir ?

Il s'est installé dans le petit château de Duben, au milieu de la campagne de Leipzig. Il a fait placer son lit de fer et une table sur laquelle sont déroulées les cartes, dans une chambre vaste aux fenêtres étroites qui donnent sur le paysage souvent voilé par la pluie.

On est à la mi-octobre 1813. Tout est silencieux autour de lui. On attend qu'il parle, ordonne.

Il s'est assis sur un sofa. Parfois il va jusqu'à la table, consulte les cartes. Souvent il prend une feuille de papier et, machinalement, il laisse sa main tracer de grosses lettres. Puis il abandonne la plume, va s'asseoir à nouveau.

Il jette un coup d'œil à Bacler d'Albe.

On apporte une dépêche. La défection de la Bavière est attestée. Partout, les contingents allemands désertent et passent à l'ennemi.

Il cherche Berthier des yeux. Mais le maréchal est malade, dans l'incapacité de bouger.

Il se lève, va jusqu'à la table où les dépêches s'amoncellent sans qu'il les lise.

Il sait. Il dispose de cent soixante mille hommes, face sans doute à plus du triple. Et parmi ses soldats, il doit compter sur des dizaines de milliers de malades. C'est avec ces hommes-là qu'il doit combattre.

Il pourrait marcher vers le nord, prendre Berlin puis attaquer les arrières ennemis. Il a tant de fois manœuvré ainsi, en Italie, en Allemagne, et c'est ainsi qu'il a gagné des batailles, retourné la situation grâce aux marches forcées. Mais c'était autrefois. Que peut-il demander à de jeunes soldats déjà épuisés par les aller et retour, les pluies ? Et où sont les généraux de jadis, enthousiastes ?

Et lui-même, il a quarante-quatre ans !

Marengo, c'était le 14 juin 1800. Ce jour-là, Desaix est mort.

Plus de treize ans sont passés.

Je ne peux marcher vers le nord. Il faut se battre ici.

Il appelle son secrétaire. Il écrit à Ney.

« J'ai fait replier toute ma Garde pour pouvoir me porter sur Leipzig. Le roi de Naples s'y trouve en avant. Il va y avoir indubitablement une grande bataille à Leipzig. Le moment décisif paraît être arrivé. Il ne peut plus être question que de bien se battre. »

Il marche, tête baissée.

« Mon intention, poursuit-il, est que vous placiez vos troupes sur deux rangs au lieu de trois. L'ennemi, accoutumé à nous voir sur trois rangs, jugera nos bataillons plus forts d'un tiers. »

Combien de temps le croira-t-on ?

Peut-être assez pour vaincre ?

C'est la partie du tout ou rien.

Il dicte une dépêche pour Murat.

« Une bonne ruse serait de faire tirer des salves en réjouissance de la victoire remportée sur l'autre armée. »

À la guerre, un instant d'incertitude peut décider de tout.

Il s'apprête à quitter la chambre du château de Duben, puis il revient sur ses pas. D'un geste, il indique au secrétaire qu'il veut ajouter une dernière phrase pour Murat.

« Il faudrait aussi faire passer une revue d'apparat, comme si j'étais là, et faire crier "vive l'Empereur !". »

C'est le jeudi 14 octobre 1813, il est sept heures.

Autrefois, je n'avais pas besoin de ces ruses !

14.

Il se tient immobile sous la pluie fine et froide qui tombe depuis le début de la nuit de ce jeudi 14 octobre 1813.

Il regarde s'éloigner la voiture du roi de Saxe, Frédéric-Auguste Ier. Le souverain regagne Leipzig.

C'est mon dernier soutien allemand. Et que peut-il ? Il va, a juré le roi, exhorter ses soldats à demeurer fidèles à leurs alliés français, à respecter leur serment, à se battre avec honneur.

Napoléon hausse les épaules. Où est l'honneur ?

Il rentre dans ce pavillon cossu où est établi son quartier général. Il s'arrête devant les grands tableaux qui décorent le hall. Le luxe d'un banquier ! La demeure appartient en effet à un financier de Leipzig, M. Weister, qui venait ici, à quelques lieues de la ville, dans ce village de Reudnitz, recevoir ses amis.

Les banquiers aussi sont mes ennemis. La rente continue de baisser à Paris. On joue ma défaite. Les banquiers de Londres prêtent à tous ceux qui sont décidés à me combattre. Je suis seul.