Il va et vient dans la pièce mal éclairée où sont déployées les cartes et où l'on rassemble les dépêches.
Où est l'honneur ? Le roi de Bavière vient de trahir et il a écrit à son beau-fils, Eugène de Beauharnais, pour lui conseiller de rejoindre la coalition de mes ennemis ! Voilà leur morale ! Serviles quand je suis fort, maîtres si je m'affaiblis.
Il reste appuyé à la croisée. Derrière le rideau de pluie, il aperçoit les feux de bivouac des armées de Schwarzenberg, de Blücher, de Bernadotte, de Bennigsen. Ils forment presque un cercle, à peine entrouvert vers le sud-ouest, vers cette route qui conduit à Erfurt par Lindenau, vers la France. Mais il faut franchir des fossés, des marécages, la rivière Elster et ses affluents, la Pleisse et la Partha. Encore des ponts et des ponts. Il pense à ceux de la Bérézina.
Combien sont-ils autour de moi ? Trois cent cinquante mille hommes ? Je ne dispose même pas de la moitié ! Et que valent les dernières unités allemandes, wurtembergeoises ou saxonnes qui servent dans les corps français ?
Il ne peut détacher ses yeux de cette couronne de points lumineux vacillants qui dessinent les limites de l'échiquier où va se jouer la partie du tout ou rien. À peine une dizaine de kilomètres carrés où s'affronteront dans quelques heures cinquante mille hommes et trois mille canons.
Toute l'Europe contre moi ! Toutes les nations contre la Nation. On ne me pardonne pas d'être ce que je suis, un empereur français, on ne pardonne pas à la France d'avoir décapité un roi de droit divin et de m'avoir donné les moyens d'aller occuper Rome, Madrid, Moscou, Berlin, Vienne. On veut nous réduire, nous mettre à genoux.
Soit. Je jouerai cette partie jusqu'au bout.
Après, plus rien ne sera semblable.
Il ne dort que par saccades de quelques minutes. Et c'est déjà l'aube du vendredi 15 octobre 1813.
Il entend le canon, loin vers le sud. Ce sont sans doute les troupes de Schwarzenberg qui se rapprochent. Les éclaireurs expliquent que les colonnes autrichiennes avancent précédées par une centaine de canons. Des cosaques, des baskirs armés d'arcs et de flèches harcèlent les Français, s'éloignent, reviennent. Le terrain est difficile, fait de mamelons, de nombreux cours d'eau, de marécages.
Napoléon monte à cheval. Ce vendredi ne sera pas jour de bataille mais d'approche. Il le devine. Il parcourt en compagnie de Murat ces collines et ces vallées dont la terre sera demain gorgée de sang. On l'acclame. Il fait beau. Il descend de cheval dans le village de Wachau, il inspecte les environs. Ici sera le centre de l'armée. Le nœud de la bataille contre les troupes de Schwarzenberg.
Il repart, galope sur les plateaux.
Il choisit un emplacement derrière une bergerie non loin de Wachau. Là, demain, on dressera sa tente.
Il rentre à Reudnitz.
Il retient Murat, le fixe. Le roi de Naples baisse les yeux.
- Vous êtes un brave homme, lui murmure-t-il. Mais roi, vous songez à votre couronne plus qu'à la mienne. Vous êtes prêt à faire comme l'un quelconque de mes souverains alliés, le roi de Bavière.
Murat ne proteste même pas.
À quoi bon continuer de parler avec lui... Demain sera jour de bataille.
À neuf heures, le samedi 16 octobre 1813, la canonnade commence. Jamais il ne l'a entendue aussi forte. On se bat à Wachau, comme il l'a prévu. Il galope vers les avant-postes. Les boulets frappent de toutes parts.
Mourir ici, dans cette bataille des Nations, moi contre tous.
Il ne répond pas à Caulaincourt qui lui demande de se mettre à l'abri. Il reste immobile, dressé sur son cheval.
Dans sa lunette, il voit tomber les hommes et les chevaux. Des tirailleurs s'élancent vers les pièces ennemies. Les Autrichiens reculent. Il fait donner la Jeune Garde. Les Polonais de Poniatowski chargent, ouvrent à coups de sabre les escadrons autrichiens.
Napoléon lance un ordre, il élève Poniatowski à la dignité de maréchal.
Puis il continue à observer. Malgré la marée alliée, les Français tiennent. Et quand la nuit tombe, claire, lumineuse même, la bataille du premier jour est gagnée.
Il peut se diriger vers sa tente.
Il chevauche lentement. Demain, des dizaines de milliers d'hommes, peut-être cent mille hommes, vont venir renforcer les armées ennemies. Et lui, sur qui peut-il compter ? Quelques milliers de soldats, dont beaucoup de Saxons.
Il descend de cheval au milieu de sa Garde. Un officier autrichien en uniforme blanc est assis devant la tente. Il va vers lui. Il reconnaît le général Merveldt. Ils se sont rencontrés à Leoben, Merveldt était l'un des plénipotentiaires autrichiens. C'était il y a seize ans. Et il le fut à nouveau après Austerlitz. C'était il y a huit ans.
Mais qu'est-ce que le passé quand on essaie de peser sur l'avenir ?
- Vous vouliez cette fois enfin livrer bataille, dit Napoléon.
- Nous voulons terminer la longue lutte contre vous. Nous voulons, au prix de notre sang, conquérir notre indépendance, reprend le général Merveldt d'une voix forte.
Napoléon se met à marcher dans la tente, les mains derrière le dos. Merveldt oublie-t-il que l'empereur Français Ier est son beau-père ? Que le trône impérial français est lié par le sang à celui des Habsbourg ?
Il parle longuement au général autrichien. S'il pouvait faire comprendre à l'empereur d'Autriche que le péril pour Vienne est dans une victoire des Russes ou bien dans la domination des Anglais sur l'Europe continentale, peut-être dénouerait-il la coalition. Il faut aussi jouer cette carte.
Il s'arrête en face de Merveldt. Il ordonne qu'on reconduise l'Autrichien aux avant-postes afin qu'il aille témoigner auprès de l'empereur François du désir de paix et même d'alliance de l'empereur Napoléon, son beau-fils.
Puis Napoléon s'en va marcher au milieu des grenadiers de sa Garde rassemblés autour des bivouacs.
Le dimanche 17 octobre, le ciel est noir et bas. Le canon tonne. Napoléon se rend sur l'éminence de Thornberg d'où il aperçoit tout le champ de bataille. Aujourd'hui, on ne se battra pas, les ennemis attendent leurs renforts. Il voit les détrousseurs, les infirmiers avancer courbés sur le terrain couvert de morts et de blessés.
Il revient à sa tente, s'assied sur un siège pliant, adossé à la paroi. Il ne bouge pas. La sueur couvre son corps. Il voit dans le regard de Caulaincourt et des aides de camp la frayeur. Et tout à coup son estomac se contracte, la douleur le cisaille. Il se penche. Il vomit. La fatigue et la souffrance le terrassent.
Il porte la main à son estomac.
- Je me sens mal, dit-il, ma tête résiste, mon corps succombe.
Il ne veut pas mourir ainsi.
Il entend Caulaincourt qui veut appeler le chirurgien Yvan, qui implore pour qu'il se repose, se couche.
Se reposer la veille d'une bataille !
- La tente d'un souverain est transparente, Caulaincourt, murmure Napoléon. Il faut que je sois debout, pour que chacun demeure à son poste.
Il se dresse malgré Caulaincourt.
- Il faut que je demeure debout, moi.
Il fait quelques pas en s'appuyant sur le grand écuyer.
- Ce ne sera rien, veillez à ce que personne n'entre, dit-il.
Il faut que ce corps obéisse, que la douleur rentre dans sa caverne. Si la mort doit venir, qu'elle m'agresse en face, avec la gueule d'un canon, ou l'acier d'une lame, mais qu'elle ne s'insinue pas en moi, traîtresse.
Il respire plus calmement.
- Je me sens mieux, dit-il, je suis mieux.
La douleur recule. Il a moins froid.
Demain, il pourra conduire la bataille.
Il est à cheval à une heure du matin, le lundi 18 octobre 1813. Il inspecte les avant-postes, gagne la colline de Thornberg. C'est le troisième jour de cette bataille.