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Ma Grande Armée résiste. Mais elle s'effrite sous les coups. Elle tue plus qu'elle n'a de tués, mais je n'ai pas de sang neuf à lui donner, et l'ennemi a derrière lui toute l'Europe.

C'est le troisième jour. Tout à coup, il tourne bride. Il veut se rendre à Lindenau, auprès du général Bertrand. Il traverse le pont sur l'Elster. Il faut qu'on le mine pour être prêt à le faire sauter si la retraite est décidée. Bertrand et ses troupes seront l'avant-garde de la Grande Armée qui marchera vers la France par cette route, de Lindenau à Erfurt.

La France !

S'il le faut, on se battra sur le sol national.

Il revient à Thornberg. Il est calme. Il est prêt à perdre cette partie pour en engager une autre.

Tant que la vie demeure, le « tout ou rien » recommence sans fin. Et le rien n'existe pas. La mort seule clôt le combat.

Et même... Il pense à Duroc. D'autres vivent qui continuent à se battre.

Un aide de camp se présente, l'uniforme déchiré, le visage en sang. Les unités saxonnes qui restaient en ligne sont passées en bon ordre à l'ennemi. Elles ont retourné leurs pièces de canon, fait feu sur les rangs qu'elles venaient de quitter. La cavalerie wurtembergeoise a fait de même. Les Saxons attaquent avec les Suédois de Bernadotte.

Il ne tressaille même pas. C'est la nature des choses. De l'infamie naît l'infamie. Il reste immobile, alors que la nuit tombe, puis, seulement à ce moment-là, il gagne Leipzig.

Les routes qui mènent à la ville sont pleines de soldats. Il se fraie difficilement un passage avec une escorte et son état-major. Il entre à l'auberge des Armes de Prusse sur les boulevards extérieurs, où l'on a établi son état-major. Au pied des escaliers, il reconnaît les généraux Sorbier et Dulauloy, qui commandent l'artillerie de l'armée et de la Garde.

Il lit sur leurs visages, avant même qu'ils parlent, ce qu'ils vont dire. Il les écoute, impassible.

Quatre-vingt-quinze mille coups de canon ont été tirés dans la journée, disent-ils. Ils ne disposent plus de munitions que pour seize mille coups, soit deux heures de feu. Ils doivent se réapprovisionner dans les entrepôts de l'armée, à Magdebourg ou à Erfurt.

- Erfurt, dit Napoléon.

Il lance aussitôt ses premiers ordres. Poniatowski assurera l'arrière-garde dans Leipzig, et tiendra les abords du pont sur l'Elster. Le mouvement de retraite doit commencer aussitôt.

Puis, lentement, calmement, il dicte le Bulletin de la Grande Armée.

On entend tirer dans les faubourgs de Leipzig, mais il parle d'une voix posée, rappelle la trahison des Saxons, le manque de munitions d'artillerie.

« Cette circonstance obligea l'armée française à renoncer aux fruits de deux victoires où elle avait avec tant de gloire battu des troupes de beaucoup supérieures en nombre, les armées de tout le continent. »

C'est déjà l'aube du mardi 19 octobre 1813. Il sort de l'auberge et, des boulevards extérieurs, entre en ville. Dans Leipzig, les unités s'entassent dans les ruelles, avancent lentement. Il passe sans qu'on l'acclame. Il veut rendre visite au roi de Saxe, mais après l'avoir salué il ne peut avancer vers les portes de la ville tant la foule est compacte.

Quand il rejoint enfin les boulevards, qu'il approche du pont de Lindenau, les aides de camp autour de lui proposent de mettre le feu à la ville dès que les troupes l'auront quittée, ainsi on retardera l'avance de l'ennemi. Ce ne serait que justice pour punir la trahison des Saxons.

Il secoue la tête avec fureur. Il vient de voir le roi de Saxe sur le balcon de son palais. Le souverain a refusé de quitter la ville. Il a pleuré en évoquant le comportement de ses troupes. Il a lui-même brûlé le drapeau de sa Garde. Et l'on détruirait sa cité ?

On n'incendiera pas Leipzig.

Il franchit le pont sur l'Elster.

Il descend de cheval, place lui-même des officiers le long de la route d'Erfurt. Ils doivent recueillir les isolés, les rassembler. Puis il regarde longuement le défilé des soldats. Ils sont si fourbus qu'ils ne lèvent même pas la tête.

Il s'éloigne lentement vers le grand moulin qui domine les rives de l'Elster. Il s'assied au premier étage, et tout à coup sa tête s'incline sur sa poitrine. Il dort.

Il se réveille en sursaut.

Murat est penché sur lui. Le pont sur l'Elster vient de sauter. N'a-t-il pas entendu l'explosion ? On l'a détruit trop tôt. Des milliers d'hommes sont encore dans Leipzig, d'autres se jettent à la nage pour traverser la rivière. Plusieurs dizaines de canons ne pourront passer le fleuve. Les premiers rescapés racontent que les soldats de la ville n'ont plus de munitions et que les Saxons, les Badois, les Prussiens les égorgent.

Il se tasse quelques minutes. Que des escadrons de cavalerie se rendent au bord de l'Elster pour recueillir ceux qui réussiront à le traverser, ordonne-t-il.

Le maréchal Macdonald, poursuit Murat, a pu nager jusqu'à l'autre rive. On l'a recueilli nu. Mais le général Lauriston se serait noyé. Des soldats criaient à Macdonald : « Monsieur le maréchal, sauvez vos soldats, sauvez vos enfants ! »

Le prince Poniatowski a disparu dans les flots de la rivière.

La mort prend autour de moi, et se refuse à saisir ma main !

Il faut donc continuer à se battre.

15.

Il s'arrête de dicter. Il regarde autour de lui cette pièce familière. Rien n'a changé depuis cinq ans. C'est ici, dans ce palais d'Erfurt, dans ce salon, qu'au mois d'octobre 1808 il recevait Alexandre Ier, qu'il rencontrait Gœthe, qu'il était l'Empereur des rois. Cinq ans, presque jour pour jour. Mais en ce samedi 23 octobre 1813, l'heure n'est plus aux magnificences et aux parades. Les soldats qui se rassemblent dans les rues d'Erfurt, qui patientent devant les entrepôts pour tenter d'obtenir un uniforme, des vivres, une arme, des munitions, des canons, ne sont plus que les débris d'une armée.

Combien restent-ils, réellement organisés en unités ? Ma Garde. Peut-être vingt mille hommes. Les autres, une vingtaine de milliers encore, sont souvent des isolés qui se traînent, malades, éclopés, blessés, avançant sous cette pluie froide de l'automne allemand.

Combien sont-ils, ceux que j'ai laissés morts dans les marécages et la boue de Leipzig ? ou qui se sont noyés en tentant de traverser l'Elster, ou bien que l'on a égorgés dans les maisons de Leipzig ? Vingt mille, trente mille ? Et même si l'ennemi a perdu le double d'hommes, il peut regarnir ses rangs.

Il me faut des hommes, encore.

Il reprend sa dictée au ministre de la Guerre, « pour ce qui est relatif à une levée de quatre-vingts à cent mille hommes dont j'ai besoin. Quand toute l'Europe est sous les armes, quand partout on lève les hommes mariés et que tout le monde court aux armes contre nous, la France est perdue si elle n'en fait autant ».

Je suis sûr de la volonté de combattre des hommes du rang. Ils ne se sont pas enfuis. Je les ai vus. Mais les généraux, mais les maréchaux, ont perdu leur flamme.

Ney lui-même a prétexté une légère blessure pour quitter l'armée et rejoindre Paris. Mais il ne m'a pas trahi.

Murat, au contraire, avant de commander ses charges à Leipzig, a envoyé un messager aux Alliés pour leur donner son accord à un arrangement politique. Si on lui assure la possession de Rome, il rejoindra le camp de la coalition. Et c'est ma sœur Caroline, son épouse, maîtresse de l'ambassadeur d'Autriche à Naples, qui mène les négociations. Folle d'ambition, prête à tout. Et Murat a, lui aussi, il y a quelques heures, quitté l'armée, sous prétexte d'aller lever des renforts à Naples !