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Il peut tout reprendre dans une autre partie.

Il arrive à Mayence le mardi 2 novembre. Voilà trois cents kilomètres depuis Leipzig qu'il court la route à cheval.

Il lit toutes les dépêches qui sont parvenues de Paris. Son frère Louis est dans la capitale. Que veut-il ? Il faut mettre en garde l'Impératrice.

« Cet homme est fol, écrit Napoléon à Marie-Louise. Plains-moi d'avoir une si mauvaise famille, moi qui les ai accablés de biens. Je réorganise mon armée. Tout prend tournure. Donne un baiser à mon fils. Tout à toi.

« Nap. »

Il parcourt les rues de la ville. Des soldats se traînent en guenilles. Les hôpitaux, les caves, lui dit-on, sont pleins de malades. Le typhus abat les hommes aussi bien que l'ont fait les balles et les boulets.

Il faut partir pour bâtir une autre armée.

Le dimanche 7 novembre à vingt-deux heures, il quitte Mayence. Pas d'escorte impériale, mais seulement deux voitures inconfortables, et une suite de trois personnes. Le temps n'est plus au faste.

Il arrive à Saint-Cloud le mardi 9 novembre 1813, à dix-sept heures.

À plus de quarante-quatre ans, il se sent l'âme d'un jeune général qui a tout à conquérir.

Cinquième partie

Je pars. Que ce dernier baiser passe dans vos cœurs

10 novembre 1813 - 3 mai 1814

16.

Il fait quelques pas dans le vestibule du château de Saint-Cloud, que la pénombre, en cette fin de journée du mardi 9 novembre 1813, envahit déjà.

Il voit cette jeune femme et cet enfant qui avancent vers lui. Il s'arrête. Il pourrait s'élancer vers eux, leur tendre les bras. Mais il reste immobile. Il ne doit pas se laisser attendrir. Il n'est pas une personne privée. Il incarne le destin de millions d'hommes. Il doit rester inflexible. Si une faille s'ouvre en lui, qui pourra arrêter cette émotion qui l'envahit, qui submergera sa volonté ?

Marie-Louise s'appuie contre lui, éplorée. Il la rassure. Cela fait si longtemps qu'il n'a pas serré un corps de femme. C'est la douceur et la chaleur après tant de jours, de mois d'amertume et de froid. La vie après la mort. Il se penche. L'enfant le regarde, puis sourit, s'accroche à son cou. Il le soulève, l'emporte vers son cabinet de travail sans regarder les dignitaires qui s'approchent. Il devine Mme de Montesquiou, la gouvernante, la duchesse de Montebello, la plus empressée des dames de compagnie de l'Impératrice. Il a hâte de se retrouver seul avec sa femme et son fils pour échapper à ces yeux qui l'observent, l'épient.

Ce château est glacé. Ces gens guettent, espèrent. Quoi ? Que je succombe ou qu'une fois de plus je triomphe ?

Il entend le bruit des portes qu'on ferme derrière lui.

Il voit les dépêches sur la table, les cartes, les registres.

Demain, il sera à la tâche. Il présidera un Conseil privé et un Conseil des ministres.

Mais cette nuit est à lui, à lui seul, jusqu'à l'aube.

Ils sont là, autour de lui, à cette cérémonie de son lever, dès ce mercredi 10 novembre.

Même Talleyrand le Blafard est présent, ce vénal, ce traître qui est en relation avec les Bourbons, qui attend ma chute.

Il s'arrête devant lui.

- Que venez-vous faire ici ? Je sais que vous vous imaginez que, si je venais à manquer, vous seriez le chef du Conseil de régence.

Napoléon secoue la tête, poursuit :

- Prenez-y garde, monsieur. On ne gagne rien à lutter contre ma puissance. Je vous déclare que si j'étais dangereusement malade, vous seriez mort avant moi.

Talleyrand, à son habitude, ne tressaille pas.

- Sire, murmure-t-il, je n'avais pas besoin d'un pareil avertissement pour que mes vœux ardents demandent au Ciel la conservation des jours de Votre Majesté.

Napoléon lui tourne le dos. Chaque phrase de Talleyrand est une grimace hypocrite.

Mais à qui peut-il encore faire confiance ? Il dit d'une voix cassante :

- Les coalisés se sont donné rendez-vous sur ma tombe, mais c'est à qui n'y arrivera pas le premier. Ils croient que le moment de leur rendez-vous est arrivé. Ils regardent le lion comme mort ; c'est à qui lui donnera le coup de pied de l'âne.

Il baisse la tête, les mâchoires serrées.

- Si la France m'abandonne, dit-il, je ne puis rien, mais l'on ne tardera pas à se repentir de ce que l'on aura fait.

Il se dirige vers les dignitaires, qui s'écartent. Il reconnaît parmi eux ce vieil homme tout vêtu de noir, Laplace, qui était examinateur à l'École militaire. Le savant lui avait, il y a seulement quelques mois, envoyé son dernier livre, un Traité des probabilités. Napoléon se souvient : il l'avait reçu à Vitebsk et il l'avait feuilleté là-bas sous la neige, là-bas où a disparu la Grande Armée.

- Vous êtes changé et très amaigri, dit Napoléon.

- Sire, j'ai perdu ma fille, murmure Laplace.

Tous ces hommes enfouis, morts, là-bas. Napoléon se détourne.

- Vous êtes géomètre, Laplace, dit-il d'une voix dure, soumettez cet événement au calcul et vous verrez qu'il égale zéro.

Personne n'ose parler. Mais il lit les questions et les angoisses sur leurs visages.

- Attendez, attendez, dit-il tout à coup. Vous apprendrez sous peu que mes soldats et moi n'avons pas oublié notre métier ! On nous a trahis entre l'Elbe et le Rhin, mais il n'y aura pas de traîtres entre le Rhin et Paris...

Mais ce n'est pas ici, parmi ces dignitaires chamarrés, ces ministres, qu'il trouvera un appui enthousiaste. Ceux-là obéiront et suivront, seulement s'ils estiment qu'il peut vaincre, qu'ils y ont intérêt.

Il faut donc reconstituer l'armée, une fois de plus. Il a besoin d'hommes. Il va exiger du Sénat une levée de trois cent mille conscrits. Il faut aussi constituer des gardes nationales. Pourra-t-on, avec ce dont il dispose, faire face aux soixante-dix mille Prussiens et Russes de Blücher, qui s'avancent vers le Rhin, et aux douze mille Autrichiens de Schwarzenberg qui, plus au sud, semblent vouloir passer par la Suisse pour tourner les places fortes françaises qui défendent le Rhin ?

Mais s'il avait les hommes, aurait-il les armes nécessaires ?

« Rien n'est moins satisfaisant que notre situation en fusils », dit-il au ministre de la Guerre dès ces premières heures à Saint-Cloud.

Le général Clarke bredouille des réponses. Il y a des réserves dans les arsenaux de Brest et de La Rochelle, dit-il.

- Bien loin, murmure Napoléon. Ils ne seront pas arrivés avant plusieurs semaines. Et si vous n'avez pas d'autres mesures, toutes les troupes qui vont se rassembler pourraient se trouver sans utilité, par défaut de fusils !

Mais il faut faire avec ce que l'on a. Il ne veut pas céder au découragement, aux mauvaises nouvelles qui, à chaque heure, s'ajoutent les unes aux autres : les places fortes allemandes, Dresde, Torgau, Dantzig, se sont rendues. Leurs garnisons ne pourront constituer une armée venant de l'Allemagne du Nord comme il l'avait prévu. Il ne peut pas compter non plus sur les troupes d'Eugène. Elles vont rester en Italie. Et les renforts que Murat devait rassembler pour me porter secours iront sans doute grossir la coalition.

Et chacun, ici, autour de moi, connaît la situation.

Le dimanche 14 novembre 1813, aux Tuileries, il reçoit les sénateurs. Il les écoute affirmer leur fidélité. Et il est vrai qu'ils votent les levées de conscrits, mais dans leur tête ils doutent. Ils supputent.

Certains se retrouvent autour de Talleyrand, beaux esprits, qui célèbrent avec ironie ma « dernière victoire ». Ils manœuvrent une « armée de femmes », la duchesse de Dalberg, la duchesse de Courlande, Mme de Vaudémont, bavardes conspiratrices qui infestent les salons de Paris. Tous ceux-là attendent le retour des Bourbons. Je le sais. Mais les choses sont ainsi. Puis-je faire appel au peuple ? Pour qu'il recommence cette Révolution à laquelle j'ai mis fin ?