- Sénateurs, dit-il, j'agrée les sentiments que vous m'exprimez. Toute l'Europe marchait avec nous il y a un an. Toute l'Europe marche aujourd'hui contre nous. C'est que l'opinion du monde entier est faite par la France ou par l'Angleterre. Nous aurions donc tout à redouter sans l'énergie et la puissance de la nation.
Il veut croire à cette énergie, à cette puissance.
- La postérité dira, reprend-il, que si de grandes et critiques circonstances se sont présentées, elles n'étaient pas au-dessus de la France et de moi.
Il faut que l'on sache qu'il se battra, qu'il n'acceptera pas une paix de capitulation. Il se retire dans son cabinet de travail. Une nouvelle dépêche. Les Anglais marchent sur Bayonne.
Il froisse le feuillet, dicte :
« Ordre que, si jamais les Anglais arrivent au château de Marracq, on brûle le château et toutes les maisons qui m'appartiennent, afin qu'ils ne couchent pas dans mon lit. On en retirera tous les meubles, si l'on veut, qu'on placera dans une maison de Bayonne. »
Ils vont voir si le lion est mort.
D'abord se montrer, faire croire, faire savoir que rien n'a changé.
Il préside des Conseils quotidiens. Il parcourt les rues de Paris, visite les travaux du Louvre, de la nouvelle halle aux vins. Il se promène sur les quais de la Seine, au marché aux fleurs. On l'acclame. Il décide de se rendre au faubourg Saint-Antoine. Il voit les ouvriers et les artisans qui, en l'apercevant, sortent des ateliers, des entrepôts, qui crient « Vive Napoléon », et il entend les paroles des chants qu'ils entonnent : « Les aristocrates à la lanterne ».
Il se souvient de ces journées de 1792, de l'assaut donné aux Tuileries, de cette barbarie de la foule et de l'impuissance du roi Bourbon. Il ne veut pas revoir cela. Toute sa vie, il a cherché à construire autre chose, à ne pas céder à la rage des faubourgs et à échapper à la lâcheté des rois.
Dans la foule qui se presse autour de lui, il sent l'angoisse. Il faut qu'il rassure.
Il se rend plusieurs soirées de suite au théâtre, à l'Opéra. Il organise des revues au Carrousel. Il veut que défilent des milliers d'hommes, pour que Paris sache que la Grande Armée est reconstituée. Après les parades, il rentre à Saint-Cloud. Il s'enferme dans son cabinet de travail. Là, point de décors, de faux-semblants. L'ennemi qui avance. Schwarzenberg a pénétré en Suisse, franchi le Rhin à Schaffhouse et, après avoir débouché sur Bâle, marche sur Belfort. Il va maintenant remonter vers le nord-est, vers Dijon, Chalon-sur-Saône, pendant que Blücher, ses Prussiens et ses Russes vont attaquer frontalement le Rhin. Les coalisés se sont encore renforcés, et ils alignent près de quatre cent mille hommes.
Que puis-je leur opposer ?
Il a besoin d'échapper à ces questions qui l'habitent. Il part chasser, galopant dans le bois de Satory, éperonnant sa monture pour se retrouver seul, marchant alors au pas dans la bruine qui enveloppe la forêt. Il revient lentement vers le château de Saint-Cloud. Il traverse les galeries, retrouve quelques instants Marie-Louise. Il la rejoindra cette nuit. Elle l'attend. Mais souvent, dès qu'elle est endormie, il la quitte pour retourner à ses appartements, où il ne dort pas mais travaille.
Il a reçu ainsi au milieu de la nuit le comte de Saint-Aignan, le beau-frère de Caulaincourt. L'homme, bien sûr, est du parti de la paix à tout prix. Napoléon l'observe. C'est un officier valeureux qu'il a nommé écuyer et utilisé souvent comme plénipotentiaire. Il a été fait prisonnier. Il est porteur, dit-il, de propositions de Metternich et des coalisés.
Napoléon lui fait signe de parler, puis marche autour de lui, les bras croisés. Saint-Aignan s'exprime d'une voix exaltée. Les puissances reconnaîtraient à la France les frontières naturelles, « une étendue de territoire que n'a jamais connue la France sous les rois ».
Napoléon l'arrête. Qu'est-ce que cela signifie ? Quels territoires ? Qui ne voit que c'est une manière de faire croire au peuple que les Alliés veulent accorder une paix honorable, qu'ils ne font point la guerre à la France, mais seulement à l'empereur Napoléon !
Il renvoie Saint-Aignan.
Metternich est habile. On propose même un Congrès de la Paix. Et l'on m'empêche de mobiliser le peuple, on crée l'espoir de la fin des combats, on utilise contre moi tous ceux, ministres, maréchaux, qui ne veulent plus se battre. On m'isole. Voilà le but.
Mais je peux les démasquer.
Le 20 novembre, il convoque aux Tuileries Caulaincourt, Maret et le général Bertrand. Il a décidé, dit-il, de nommer Caulaincourt, l'homme de la paix, ministre des Relations extérieures à la place de Maret, qui reprend la secrétairerie d'État. Quant au général Bertrand, il sera grand maréchal du Palais.
Il fait quelques pas aux côtés de Caulaincourt.
- À vous de négocier, dit-il.
Caulaincourt est l'un de ceux qui croient que l'on peut conclure un traité avec les coalisés. L'un de ceux qui s'imaginent que les puissances ne veulent pas ma perte, mais seulement me rendre raisonnable ! Qu'elles ne désirent pas mutiler la France mais la respecter ! Alors que Metternich ne rêve que de ma chute pour laisser sur le trône un descendant des Habsbourg. Que les Anglais, avec Castelreagh, poussent vers Paris les Bourbons. Et qu'Alexandre hésite entre l'intronisation de Louis XVIII à Paris ou celle de Bernadotte !
Comment ne voient-ils pas cela, les Caulaincourt, les Saint-Aignan ?
Il trouve sur sa table de travail un exemplaire d'une déclaration des puissances coalisées qui est distribuée dans toute la France par les armées ennemies ou par les bandes royalistes qui commencent à s'organiser dans le Sud. Des milliers de copies de cette Déclaration de Francfort commencent à circuler. Voilà la preuve de la manœuvre politique, s'exclame-t-il en lisant le texte :
« Les puissances alliées ne font point la guerre à la France mais à cette prépondérance que, pour le malheur de l'Europe et de la France, l'empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son Empire. Les souverains désirent que la France soit grande, forte et heureuse. »
Il jette à terre cette feuille.
- Quel est l'homme qui convient mieux que moi à la France ? s'exclame-t-il.
Il prend connaissance des propositions dont les Alliés accompagnent cette déclaration. Ils ne parlent déjà plus de frontières naturelles. Ils arrachent la Belgique, la rive gauche du Rhin, la Savoie. C'est la France de 1790, sans aucune des conquêtes de la Révolution, qu'ils proposent.
Il dicte une dépêche à Caulaincourt. Celui-ci, qui va négocier avec les représentants des coalisés, est humilié. Les Alliés l'ignorent même, ne répondant pas aux questions qu'il pose afin de gagner ainsi des jours pendant lesquels, on l'espère, les armées coalisées auront avancé en France.
« Je suis si ému de l'infâme projet que vous m'envoyez que je me crois déshonoré rien que de m'être mis dans le cas qu'on vous l'ait proposé, lui écrit Napoléon. Vous parlez toujours des Bourbons. J'aimerais mieux voir les Bourbons en France avec des conditions raisonnables que de subir les infâmes propositions que vous m'envoyez. »
Comme il l'avait pensé, il ne reste qu'à se battre.
Il me faut « des éperons et des bottes ».
Il va et vient à pas rapides, mains derrière son dos, dans son cabinet de travail des Tuileries. Il reçoit une dépêche du télégraphe. Il a une expression de mépris et de colère : « La populace d'Amsterdam s'est insurgée », dit-il, Guillaume d'Orange vient d'arriver dans la ville. Il a été acclamé par la foule.