Ce sont les mêmes Hollandais qui m'avaient crié leur admiration ! Pourquoi, comment faire confiance aux hommes ?
Les Anglais débarquent en Toscane, et Murat signe un traité avec l'Autriche, lance à ses soldats une proclamation où il me calomnie, m'insulte, lui, l'époux de ma sœur, lui que j'ai fait roi. « L'Empereur ne veut que la guerre, écrit Murat. Je sais qu'on cherche à égarer le patriotisme des Français qui servent dans mon armée, comme s'il y avait encore de l'honneur à servir la folle ambition de l'empereur Napoléon à lui assujettir le monde ! »
Voilà ce que dit Murat !
Et à Paris, les députés du Corps législatif votent par 223 voix contre 51 l'impression d'un rapport qui exprime les mêmes opinions. Eux qui, comme Murat, ont tiré profit de l'Empire ! Murat a au moins l'excuse d'avoir risqué sa vie, mais eux, rats dans le fromage, ils osent approuver un texte qui condamne une « guerre barbare... Il est temps, disent-ils, que l'on cesse de reprocher à la France de vouloir porter dans le monde entier les torches révolutionnaires ».
Moi ! moi, qui ai mis fin ici aux incendies, moi qui ai tenté d'apporter partout le code civil, moi qui ai refusé de déchaîner la guerre paysanne en Russie.
Il s'écrie :
« Le Corps législatif, au lieu d'aider à sauver la France, concourt à précipiter sa ruine, il trahit ses devoirs ; je remplis les miens, je le dissous. »
Il se calme, reprend la phrase, dicte :
« Tel est le décret que je rends, et si l'on m'assurait qu'il doit, dans la journée, porter le peuple de Paris à venir en masse me massacrer aux Tuileries, je le rendrais encore : car tel est mon devoir. Quand le peuple français me confia ses destinées, je considérai les lois qu'il me donnait pour le régir : si je les eusse crues insuffisantes, je n'aurais pas accepté. Qu'on ne pense pas que je suis un Louis XVI. »
Mais ces députés qui me rejettent, les voici, ce 1er janvier 1814, devant moi, pour me présenter servilement leurs vœux ! Je leur avais dit, en m'adressant à eux dès mon retour : « Tout a tourné contre nous, la France serait en danger sans l'énergie et l'union des Français ! » Mais peu leur importe ! Ils tremblent. Ils m'accusent. Dans leur rapport, l'un d'eux, Lainé, parle de ma « fatale ambition qui depuis vingt ans nuit à l'Europe ». Et il loue « la royale couronne des lys ».
Tout à coup, Napoléon se dirige vers eux, se place au milieu du groupe qu'ils forment.
- Que voulez-vous ? Vous emparer du pouvoir ? Mais qu'en feriez-vous ? Et d'ailleurs, que faut-il à la France en ce moment ? Ce n'est pas une assemblée, ce ne sont pas des orateurs, c'est un général.
Il passe devant chacun d'eux, le visage méprisant, les yeux étincelants.
- Y en a-t-il un parmi vous ? Et puis, où est votre mandat ? Je cherche donc vos titres et je ne les trouve pas.
Il hausse les épaules, montre le siège impérial placé sur une estrade.
- Le trône lui-même n'est qu'un assemblage de quatre morceaux de bois doré recouvert de velours. Le trône est un homme, et cet homme, c'est moi, avec ma volonté, mon caractère, ma renommée.
D'un pas vif, il regagne l'estrade.
- C'est moi qui puis sauver la France, ce n'est pas vous !
Puis, brusquement, il revient vers eux.
- Si vous avez des plaintes à élever, il fallait attendre une autre occasion, que je vous aurais offerte moi-même... L'explication aurait eu lieu entre nous, car c'est en famille, ce n'est pas en public, qu'on lave son linge sale. Loin de là, vous avez voulu me jeter de la boue au visage. Comment pouvez-vous me reprocher mes malheurs ? Je les ai supportés avec honneur parce que j'ai reçu de la nature un caractère fort et fier et si je n'avais pas cette fierté dans l'âme, je ne me serais pas élevé au premier trône de l'univers.
Il crie :
- Je suis, sachez-le, un homme qu'on tue mais qu'on n'outrage pas !
Puis il ajoute, d'une voix tout à coup calme :
- La France a plus besoin de moi que je n'ai besoin de la France. Retournez dans vos départements. Allez dire à la France que, bien qu'on lui en dise, c'est à elle que l'on fait la guerre autant qu'à moi, et qu'il faut qu'elle défende non pas ma personne, mais son existence nationale. Bientôt, je vais me mettre à la tête de l'armée, je rejetterai l'ennemi, je conclurai la paix quoi qu'il puisse coûter à ce que vous appelez mon ambition...
Ils se taisent tous. Ils ont les visages lugubres de ceux qui subissent. Ils n'acceptent pas mon énergie, ma détermination. Que puis-je faire avec eux ?
Mais comment ne pas agir ?
Les Autrichiens s'approchent de Dijon, les Russes de Toul. Ils s'apprêtent à franchir la Marne.
- Il me manque deux mois, dit-il à Pasquier, le préfet de Police de Paris. Si je les avais eus, ils n'auraient pas passé le Rhin. Cela peut devenir sérieux, mais je ne puis rien seul. Si l'on ne m'aide pas, je succomberai, on verra alors si c'est à moi que l'on en veut.
Il pense à Talleyrand, qui continue de rassembler tous ceux qui s'apprêtent à rejoindre la coalition. Arrêter le « Blafard », le faire enfermer au château de Vincennes ou même fusiller ? Il a un geste d'indifférence. Que faudrait-il faire alors de ces préfets qui n'appliquent pas les consignes que je leur transmets ? De tous ceux qui répandent le Manifeste que vient de lancer Louis XVIII ?
Il le montre à Pasquier. Voilà ce que dit le Bourbon :
« Recevez en amis ces généreux Alliés, ouvrez-leur les portes de vos villes, prévenez les coups qu'une résistance criminelle et inutile ne manquerait pas d'attirer sur vous, et que leur entrée en France soit accueillie avec les accents de la joie ! »
Ils osent écrire cela. Et certains applaudissent.
Il regarde longuement Pasquier.
- Celui qui me refuse ses services aujourd'hui, dit-il, est nécessairement mon ennemi.
Puis, changeant de ton, il questionne :
- Eh bien, monsieur le Préfet, que dit-on dans cette ville ? Sait-on que les armées ennemies ont décidément passé le Rhin, qu'elles comptent de trois cent mille à quatre cent mille hommes ?
- On ne doute pas que Votre Majesté ne parte incessamment pour se mettre à la tête de ses troupes et ne marche à la rencontre de l'ennemi.
- Mes troupes, mes troupes ! s'exclame-t-il. Est-ce qu'on croit que j'ai encore une armée ? La presque totalité de ce que j'avais ramené d'Allemagne n'a-t-elle pas péri de cette affreuse maladie qui est venue mettre le comble à mes désastres ? Une armée ! Je serai bien heureux si dans trois semaines d'ici je parviens à réunir trente ou quarante mille hommes ! Mais...
Il s'interrompt, secoue la tête.
- Mais les chances les plus malheureuses de la guerre ne me feraient jamais consentir à ratifier ce que je regarderais comme un déshonneur et la France comme une opprobre.
Il répète à voix basse : « des éperons, des bottes », lorsqu'il se présente le dimanche 2 janvier devant le Sénat.
Il veut, dit-il, que les sénateurs deviennent des commissaires extraordinaires envoyés dans les départements. Il se souvient de ces représentants en mission qu'il avait connus à Toulon, à Nice, à l'armée d'Italie, et qui ranimaient le courage des soldats. Car il faut décréter une « levée générale populaire » et, puisque les Russes et les Prussiens sont entrés en Alsace, il faut nommer « un général de l'insurrection alsacienne ».
Les sénateurs l'écoutent avec émotion. Il descend de la tribune, continue sur un ton familier :