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Puis, d'un geste, il indique qu'il veut rester seul.

Quelques papiers encore à détruire. Et voilà qu'il est déjà deux heures du matin.

Il sort de son cabinet, traverse les galeries des Tuileries désertes.

Quand reviendra-t-il ici ? Qui reverra-t-il ?

Il entre dans la chambre de son fils à pas de loup. Dans la pénombre, il aperçoit Mme de Montesquiou. Elle sursaute. Il fait signe à la gouvernante de ne pas bouger, de se taire.

Il s'approche du lit où dort l'enfant.

Il le regarde longuement dans la faible lumière de la veilleuse.

Il se baisse, effleure des lèvres le front de son fils. Puis il s'éloigne.

Dans la cour, la berline et cinq voitures de poste sont alignées. Des généraux et des officiers d'ordonnance forment un groupe sombre.

Il est trois heures du matin, ce mardi 25 janvier 1814.

17.

Combattre. Vaincre.

Il répète ces deux mots aux maréchaux rassemblés dans le grand salon de la préfecture de Châlons où il vient d'arriver. Il les regarde avec insistance : Berthier, Kellermann, Ney, Marmont, Oudinot, Mortier. Ils sont grâce à lui prince de Neuchâtel, duc de Valmy, prince de la Moskova, duc de Raguse, duc de Reggio, duc de Trévise - titres flamboyants qu'ils veulent conserver et dont ils veulent jouir. Mais sont-ils encore prêts à conduire des troupes à l'assaut, à charger à la tête de leurs escadrons, à risquer leur vie ? Ney et Berthier font une triste figure. Victor, duc de Bellune, parle des fuyards qui encombrent déjà les routes, de ces conscrits qu'on a à peine vêtus d'uniformes disparates, qui ne savent pas se servir d'un fusil, qui n'ont jamais subi un tir d'artillerie ou une charge de cavalerie et qui ne sont d'ailleurs que quelques milliers, face à des centaines de mille.

Combattre, vaincre, dit à nouveau Napoléon.

Il entraîne les maréchaux jusqu'aux cartes déroulées sur une table devant la cheminée. Il dit que tout au long de la route entre Paris et Châlons, à chaque étape, à Château-Thierry, à Dormans, à Épernay où il a déjeuné, la foule s'est rassemblée, a crié : « Vive l'Empereur ! » Il a vu les hommes de la garde nationale prendre partout les armes. Et déjà, les paysans se soulèvent ici et là dans les départements occupés par l'ennemi. Les pillages, les viols commis par les cosaques et les Prussiens vont entraîner une guérilla des « blouses bleues ».

Il s'arrête, le dos à la table, faisant face aux maréchaux. Que ceux qui étaient avec lui en Italie ou en Égypte se souviennent, dit-il. Ils avaient peu d'hommes. Mais ils ont battu l'ennemi à chaque fois. Qu'ils se rappellent ce principe : « La stratégie, martèle-t-il d'une voix lente, est la science de l'emploi du temps et de l'espace. Je suis pour mon compte moins avare de l'espace que du temps. Pour l'espace, nous pouvons toujours le regagner. Le temps perdu, jamais ! »

Il se tourne, se penche sur les cartes. Voilà la faute ennemie. Les armées coalisées ne se sont pas rassemblées. L'une, l'armée de Silésie, commandée par Blücher, débouche de Saint-Dizier et descend la Marne. L'autre, l'armée de Bohême, aux ordres de Schwarzenberg, avance sur Troyes en longeant la Seine.

Napoléon pointe le doigt entre les deux armées. Il faut battre successivement l'armée de Blücher puis celle de Schwarzenberg ; aller de l'une à l'autre. Des « vieilles moustaches » vont arriver d'Espagne, d'autres des places fortes du Nord et de l'Est ; le maréchal Augereau, duc de Castiglione, va avancer à partir de Lyon. Nous allons vaincre.

Il se sent aussi agile qu'il l'était au temps de la campagne d'Italie, quand il fallait courir d'une bataille à l'autre et écraser successivement les armées ennemies dix fois plus nombreuses.

Il se tourne vers Berthier.

- Faites prendre à Vitry deux cent à trois cent mille bouteilles de vin et d'eau-de-vie, afin qu'on en fasse la distribution à l'armée aujourd'hui et demain. S'il n'y a pas d'autre vin que du vin de Champagne en bouteilles, prenez-le toujours ; il vaut mieux que nous le prenions que l'ennemi !

Il lance encore quelques ordres, puis il trace un mot rapide pour Marie-Louise :

« Mon amie,

« Je suis arrivé à Châlons. Il fait froid. Au lieu de douze heures, je suis resté dix-huit heures en route. Ma santé est fort bonne. Je vais me rendre à Vitry, à six lieues d'ici. Adieu, mon amie. Tout à toi.

« Nap. »

C'est tôt le matin.

Il monte à cheval. Le vent est glacial. La terre, gelée.

« On annoncera à l'armée que l'intention est d'attaquer demain, dit-il. Cinquante mille hommes et moi, cela fait cent cinquante mille. »

Il galope le long de ces soldats aux visages d'enfant. Il sait que les vieilles moustaches aux traits burinés les appellent les « Marie-Louise », puisque c'est la régente qui a signé le sénatus-consulte décidant de leur incorporation. Que pourra-t-il faire avec ces jeunes recrues ? Mais il a confiance. Ces soldats, chaque fois qu'ils le voient, l'acclament.

À Vitry-le-François, la population manifeste le même enthousiasme. Il étudie les cartes en présence des notables et même d'une foule de paysans arrivés des campagnes environnantes. Ils donnent des renseignements, racontent comment ils ont tué des cosaques et des Prussiens. Des femmes sanglotent en évoquant les violences subies.

Il faut vaincre.

Il lance des ordres, écoute les rapports des aides de camp qui annoncent que les troupes russes ont été chassées de Saint-Dizier.

Ces « Marie-Louise », dit-il, se battent bien.

Il faut se rendre à Saint-Dizier.

Les rues de la ville sont remplies d'une foule qui se presse autour de son cheval, le conduit jusqu'à la maison du maire.

Il écoute, assis sur un rebord de table, interroge avec soin les habitants des villages.

- Il est possible qu'il y ait une affaire demain à Brienne, dit-il.

Il se penche sur une carte, mais il ne voit pas les épingles que les aides de camp ont plantées ici et là pour indiquer la présence des troupes de Blücher et des cosaques. Il revoit le château de Brienne. Le destin le reconduit donc là, dans cette ville, dans cette région où il passa tant d'années de son enfance. C'est sans doute là qu'il va livrer le premier combat de cette campagne de France, où se joue toute sa vie ! Là, à Brienne, où ont commencé à se nouer son destin, ses liens avec cette nation devenue sienne, avec ce métier des armes.

Brienne, où le destin va me soumettre à une nouvelle épreuve.

- Nous allons faire jouer trois cents pièces d'artillerie, dit-il.

Puis il va et vient devant ses officiers. Il faut qu'ils comprennent ce qui est en train de se passer ici, dans cette campagne qui commence :

- Les troupes ennemies se comportent partout horriblement, reprend-il. Tous les habitants se réfugient dans les bois. On ne trouve plus de paysans dans les villages. L'ennemi mange tout, prend tous les chevaux, tous les bestiaux, tous les effets d'habillement, toutes les guenilles des paysans. Ils battent tout le monde, hommes et femmes, et commettent un grand nombre de viols.

Il baisse la tête, les mâchoires serrées, l'expression résolue.

- Je désire promptement tirer mes peuples de cet état de misère et de souffrance qui est véritablement horrible. Cela doit aussi donner fort à penser aux ennemis, le Français n'est pas patient, il est naturellement brave, et je m'attends à les voir s'organiser eux-mêmes en bandes.

Il se souvient des tumultes révolutionnaires, de ceux qu'il a réprimés comme lieutenant, de ceux dont il a été le témoin.

Il dicte une note pour le ministre de la Guerre, le général Clarke.

« Vous m'avez fait connaître que l'artillerie avait une grande quantité de piques : il faut en donner aux gardes nationales qui se rassemblent dans les environs de Paris. Ce sera pour le troisième rang. Faites imprimer une instruction sur la manière de s'en servir. Il faut aussi envoyer des piques dans les départements, cela est préférable aux fourches, et d'ailleurs, dans les villes, on manque même de fourches ! »