On repart. La pluie et le dégel transforment les chemins forestiers en bourbiers. À Mézières, il voit s'avancer dans le brouillard qui a succédé à l'averse un curé qui s'approche à grands pas et répète d'une voix haletante son nom :
- L'abbé Henriot, me reconnaissez-vous, Sire ?
Ce visage sorti du passé, celui d'un ancien maître de quartier du collège de Brienne. Le temps s'efface. Tout se rejoint. L'abbé se propose pour guider les colonnes à travers bois.
Tout à coup, dans la nuit, ces hurlements, cette chevauchée, ces coups de feu. Des cosaques.
Mourir ici ? Peut-être un signe. Là où tout a commencé pour moi.
Il voit la lance d'un cosaque, elle effleure sa poitrine. Le général Gourgaud la détourne violemment, tire un coup de feu. Le cosaque s'abat, mais le général est blessé. La lance, heureusement, a glissé sur sa croix de la Légion d'honneur.
Tout pour moi ne finira pas ici, à Brienne.
Il entend les cris de Ney.
- En avant, les Marie-Louise ! crie Ney, qui conduit les grenadiers de la Vieille Garde encadrant les jeunes recrues. En avant, les Marie-Louise !
Napoléon les suit, les voit s'engager dans les ruelles en pente qui conduisent au château. Il entre derrière elles dans le bâtiment saccagé. Il le parcourt. Il se souvient qu'en 1805, alors qu'il se rendait en Italie afin d'être couronné roi, il avait fait halte et dormi ici. Et déjà, il avait pensé que son destin le ramenait sur les lieux de son enfance. Et pour la troisième fois, le voici en ces lieux, victorieux de Blücher.
Mais pour combien de temps ? Il est anxieux. Il lui suffit de lire quelques lignes des rapports qu'il reçoit pour comprendre que Blücher et Schwarzenberg ont réuni leurs troupes. Et il ne peut rien contre une armée aussi puissante. Il faut se replier dans une tourmente de neige après un combat à Rothières, brûler ce village pour permettre à l'infanterie de regagner Brienne. Et, de là, dans la nuit, donner l'ordre de marcher sur Troyes.
Napoléon est sombre. Six mille hommes sont tombés. Si l'ennemi reste rassemblé, que faire ?
Et si les coalisés attaquent, comment éviter la panique parmi les jeunes troupes ? Napoléon est resté au château de Brienne. Il dicte ses ordres. Il va vers la fenêtre, regardant vers le champ de bataille signalé par la ligne de feux de bivouac des soldats ennemis. Les heures passent. Blücher ne bouge pas.
À quatre heures du matin, ce mercredi 2 février, Napoléon quitte enfin le château de Brienne.
Il traverse l'Aube et, le jeudi 3 février 1814 à quinze heures, il arrive à Troyes.
Dans le petit logement où il s'installe, rue du Temple, les nouvelles commencent à arriver. Il les parcourt.
À quoi bon lire avec attention ces plaintes que Cambacérès et Joseph lui adressent ? On veut qu'il traite avec les coalisés qui ont réuni un congrès à Châtillon. Il y envoie Caulaincourt. Mais il sait ce que désirent les Alliés : l'amputation de la France, et la chute de sa dynastie. Pourquoi feraient-ils des concessions alors qu'ils peuvent imaginer être les maîtres sur le terrain ?
Mais, malgré ces exigences, mes proches sont tous autour de moi à me harceler. Maret, influencé par Caulaincourt, me supplie de céder aux demandes alliées.
Il prend un livre, le montre à Maret.
- Lisez, lisez tout haut, lui dit-il en lui indiquant un passage de ces Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadences des Romains de Montesquieu.
Maret commence à lire d'une voix hésitante :
« Je ne sache rien de plus magnanime que la résolution que prit un monarque de s'ensevelir sous les débris du trône plutôt que d'accepter des propositions qu'un roi ne doit pas entendre. Il avait l'âme trop fière pour descendre plus bas que ne l'avaient mis ses malheurs ; et il savait bien que le courage peut raffermir une couronne et que l'infamie ne le fait jamais. »
Il arrache le livre des mains de Maret. Voilà ce que pense Montesquieu. Voilà ce que je pense.
- Et moi, Sire, s'écrie Maret, je sais quelque chose de plus magnanime, c'est de jeter votre gloire pour combler l'abîme où la France tomberait avec vous.
Napoléon marche vers lui, le dévisage.
- Eh bien, messieurs, faites la paix ! Que Caulaincourt la fasse ! qu'il signe tout ce qu'il faut pour l'obtenir, je pourrai en supporter la honte ; mais n'attendez pas que je dicte ma propre humiliation.
Il reste seul. Qu'ils essaient de conclure la paix ! Ils découvriront les intentions de l'ennemi ! Mais pourquoi n'ont-ils ni énergie ni détermination, ni même intelligence ? Ils veulent tout accepter plutôt que de se battre !
On lui apporte les dépêches de Paris. La capitale grouille d'intrigues. Le blafard Talleyrand prépare l'arrivée des Bourbons, s'étonne et s'indigne de la lenteur de l'avance des coalisés ! Quant aux autres, Cambacérès, Joseph, ils font dire des messes et des prières de quarante heures !
Mais qu'est-ce donc que ces gens-là ?
« Je vois qu'au lieu de soutenir l'Impératrice, écrit-il à Cambacérès, vous la découragez. Pourquoi perdre ainsi la tête ? Qu'est-ce que ces Miserere et ces prières de quarante heures à la chapelle ? Est-ce qu'on devient fou à Paris ? Le ministre de la Police dit et fait des sottises au lieu de s'instruire des mouvements de l'ennemi. »
Il s'interrompt. Un aide de camp lui rapporte que, selon des paysans, les deux armées ennemies sont en train de se séparer à nouveau, Blücher marchant sur Châlons et au-delà sur Paris, donc, et Schwarzenberg sur Troyes.
C'est peut-être une chance qui se présente. Il quitte Troyes, s'installe à Nogent-sur-Seine, pour protéger Paris.
Il lui semble qu'il n'a jamais eu autant de vigueur, de volonté de vaincre, d'agilité depuis la guerre d'Italie. S'il peut tendre toutes les énergies, si on ne le trahit pas, si on ne s'abandonne pas à la peur, si on l'aide, alors il pourra vaincre, renverser la situation.
Il faut qu'il écrive à Marie-Louise, qu'il la rassure.
« Mon amie. Je reçois ta lettre du 4 février. Je vois avec peine que tu te chagrines. Aie bon courage et sois gaie. Ma santé est parfaite, mes affaires, quoique difficiles, ne vont pas mal, elles se sont améliorées depuis huit jours et j'espère, avec l'aide de Dieu, les mener à bien.
« Addio mio bene, tout à toi.
« Nap. »
« Un baiser au petit roi. »
C'est la nuit du lundi 7 au mardi 8 février 1814. Berthier entre dans le logement que Napoléon occupe, en face de l'église de Nogent-sur-Seine. Napoléon détourne les yeux. Il ne peut voir ce visage qui exprime l'abattement.
Le maréchal Macdonald, qui devait résister à Châlons, s'est retiré sur Épernay, commence Berthier. Toute l'aile gauche de l'armée est ainsi à découvert. Les cosaques sont entrés à Sens et avancent vers Fontainebleau.
Napoléon se lève mais, avant même qu'il ait pu répondre, un envoyé de Caulaincourt apporte les propositions faites par les coalisés au congrès de Châtillon.
Il lit, s'assied. C'est comme si la lettre tirait le bras, qu'il laisse tomber le long du corps cependant que de l'autre main il soutient son front.
Est-ce possible ? Cela, des conditions de paix ! Et l'on voudrait que je les accepte !
Il tend la lettre à Berthier et à Maret, qu'ils la lisent ! Mais l'un et l'autre répètent qu'il faudrait laisser carte blanche à Caulaincourt.