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- Quoi ! Vous voulez que je signe un traité pareil ! Et que je foule aux pieds mon serment !

Il se lève, gesticule.

- Des revers inouïs ont pu m'arracher la promesse de renoncer aux conquêtes que j'ai faites, crie-t-il, mais que j'abandonne aussi celles qui ont été faites avant moi, que je viole le dépôt qui m'a été remis avec tant de confiance, que pour prix de tant d'efforts, de sang et de victoires, je laisse la France plus petite que je ne l'ai trouvée : jamais ! Le pourrais-je sans trahison et lâcheté ? Vous êtes effrayés de la continuation de la guerre, et moi je le suis de dangers plus certains que vous ne voyez pas !.. Répondez à Caulaincourt, puisque vous le voulez, mais dites-lui que je regrette ce traité, que je préfère courir les chances les plus rigoureuses de la guerre.

Il ne peut plus parler. Il se jette sur un lit de camp. Mais il ne réussit pas à y demeurer. Il se lève, se recouche, demande qu'on retire toutes les bougies, puis qu'on redonne de la lumière.

Il commence à dicter une lettre à Joseph.

« J'ai le droit d'être aidé par les hommes qui m'entourent, par ceux-là mêmes que j'ai moi-même aidés.

« Ne laissez jamais tomber l'Impératrice et le roi de Rome entre les mains de l'ennemi.

« Je préférerais qu'on égorgeât mon fils plutôt que de le savoir jamais à Vienne, comme prince autrichien, et j'ai assez bonne opinion de l'Impératrice pour être aussi persuadé qu'elle est de cet avis, autant qu'une femme et une mère peuvent l'être.

« Je n'ai jamais vu représenter Andromaque que je n'aie plaint le sort d'Astyanax survivant à sa maison et que je n'aie point regardé comme un bonheur pour lui de ne pas survivre à son ère.

« Dans les circonstances bien difficiles de la crise des événements, on fait ce qu'on doit et on laisse aller le reste. »

Il est sept heures du matin, ce mardi 8 février. Il n'a pas dormi. Un officier de l'état-major de Marmont entre dans la chambre, donne un pli. Marmont annonce que la cavalerie prussienne est arrivée à Montmirail, et son infanterie à Champaubert. Ces troupes sont commandées par le général Sacken.

Napoléon bouscule l'officier et commence à étudier les cartes, mesurant les distances avec un compas.

Maret s'approche, lui apporte à signer les dépêches pour Caulaincourt, qui accordent à ce dernier le droit d'approuver les propositions alliées.

- Ah, vous voilà ! lance Napoléon sans lever la tête. Il s'agit maintenant de bien autre chose ! Je suis en ce moment à battre Blücher de l'œil, il s'avance par la route de Montmirail : je pars, je le battrai demain, je le battrai après-demain ; si ce mouvement a le succès qu'il doit avoir, l'état des affaires va entièrement changer, et nous verrons, alors ! Il sera toujours temps de faire une paix comme celle qu'on nous propose.

En avant, sans attendre, malgré la pluie et la neige, malgré les chemins boueux, les marais ! En avant ! Il faut aller vite, tomber avec quelques dizaines de milliers d'hommes sur les Russes et les Prussiens de Blücher commandés par Sacken, Olsufieff, Yorck, puis, cela fait, se retourner, à marches forcées, contre les cent cinquante mille hommes de Schwarzenberg.

Folie ? Il lit ce mot dans les yeux de ses maréchaux. Mais c'est ainsi qu'il a gagné la campagne d'Italie, et cette campagne de France, il veut la conduire de la même manière. Il n'a qu'une cinquantaine de milliers d'hommes alors que les coalisés en alignent trois cent mille ! Il faut simplement les surprendre, et être plus fort là où l'on frappe.

En avant, vers Champaubert, Montmirail, Château-Thierry, Vauchamps.

Temps de chien, chemins où l'on s'enlise. Il est à cheval. Il y a, écrit-il à Joseph, « six pieds de boue ». Mais il donne de la voix le long des colonnes pour qu'on pousse les caissons d'artillerie. Il se rend dans les villages pour demander aux paysans qu'ils prêtent leurs chevaux, aident à tirer et à pousser. Et, arrivé sur le champ de bataille de Champaubert, les Marie-Louise subissent sans se débander le feu, les charges, et partent à l'assaut, culbutant l'ennemi.

Il est au centre de l'affrontement, et il ne s'installe dans une ferme au coin de la grand-rue de Champaubert et de la route de Sézanne qu'à la nuit tombée, ce jeudi 10 février 1814.

Jamais, depuis ses premières victoires d'Italie, il n'a éprouvé une telle joie.

Il voit entrer le général Olsufieff, qui a été fait prisonnier avec plusieurs de ses généraux. Il l'invite à dîner, dit aux maréchaux, qui paraissent épuisés, sans entrain :

- À quoi tient le destin des Empires ! Si demain nous avons sur le général Sacken un succès pareil à celui que nous avons aujourd'hui sur Olsufieff, l'ennemi repassera le Rhin plus vite qu'il ne l'a passé, et je suis encore sur la Vistule !

Il regarde les maréchaux, aux visages sombres. Il ajoute :

- Et puis, je ferai la paix aux frontières naturelles du Rhin !

Il dîne en quelques minutes, se lève, consulte les cartes.

- On marche sur Montmirail, où nous serons ce soir à dix heures, dit-il, montrant aux maréchaux les itinéraires à suivre. J'y serai de ma personne demain matin avant le jour, pour marcher sur Sacken avec vingt mille hommes. Si la fortune nous seconde comme aujourd'hui, les affaires seront changées en un clin d'œil.

Puis, debout, il trace quelques lignes pour Marie-Louise.

« Ma bonne Louise,

« Victoire ! J'ai détruit douze régiments russes, fait six mille prisonniers, quarante pièces de canon, deux cents caissons, pris le général en chef et tous les généraux, plusieurs colonels ; je n'ai pas perdu deux cents hommes. Fais tirer le canon des Invalides et publier cette nouvelle à tous les spectacles. Je serai à minuit à Montmirail et le serrerai de près.

« Nap. »

Le vendredi 11 février, il est à Montmirail. Il n'a que vingt-quatre mille hommes. Il faut qu'ils fassent des miracles. Victoire à nouveau. Les troupes russes du général Sacken sont balayées.

En entrant dans la ferme des Grénaux où il doit bivouaquer, il voit des cadavres entassés dans les deux pièces où il doit s'installer. On s'est battu ici toute la journée.

Il faut qu'on sache à Paris, aux Tuileries, quelle est ma victoire.

« Pas un homme de cette armée en débâcle ne se sauvera », écrit-il à Marie-Louise. « Je meurs de fatigue. Tout à toi, poursuit-il. Donne un baiser à mon fils. Fais tirer soixante coups de canon et donner cette nouvelle à tous les spectacles. Le général Sacken a été tué. »

Malgré l'épuisement, il ne peut dormir.

« Ces deux journées changent entièrement la situation des affaires », dit-il.

Tant de fois dans sa vie il en a été ainsi, au bord d'un abîme où il pouvait rouler et tout perdre. Et en se cambrant, en s'agrippant, en repoussant l'ennemi, en l'écrasant, il s'est à chaque fois éloigné du gouffre, et a consolidé son pouvoir

Il peut, il doit en être ainsi maintenant.

Il avance vers Château-Thierry ce samedi 12 février 1814. Des paysans marchent près de lui. Ils sont armés de fourches et de vieux fusils. Ils fuient les villages où, disent-ils, les cosaques violent, battent, tuent, pillent. Ils racontent comment ils tendent des embuscades aux soldats ennemis, égorgent les traînards, les isolés.

Si ces « blouses bleues » se lèvent en masse, les coalisés sont perdus. Il combat avec les troupes toute la journée. Les Russes sont à nouveau battus.

Napoléon arrive ainsi sur les bords de la Marne. Les coalisés ont fait sauter le pont de Château-Thierry. Il s'avance malgré les tirailleurs ennemis. Il faut commencer à le réparer, dit-il. Mais la poursuite est ralentie.

Il surveille les travaux des pontonniers, et la bataille reprend à Vauchamps. Nouvelle victoire.

Il fait allumer un feu au bord de la route et regarde défiler les prisonniers, puis il interroge les grenadiers, les Marie-Louise qui passent et montrent les trophées pris à l'ennemi. Il remet des croix de la Légion d'honneur, distribue des récompenses. Voilà des hommes qui changent le cours du destin.