Peut-être la vue de cet enfant donnera-t-elle à certains l'envie de mieux se battre, de résister.
Il s'emporte à nouveau. Il faudrait qu'il soit à l'intérieur de l'âme de chaque officier, de chaque soldat, de chaque ministre.
Il répète : « Il y a remède à tout avec du courage, de la patience et du sang-froid. Il n'y en a pas quand on réunit tous les faits pour former des tableaux et qu'on se bouleverse l'imagination. Cette manière de voir n'est propre qu'à faire naître le découragement et le désespoir. »
Il entre à Troyes. On l'acclame. Un envoyé du général Schwarzenberg demande un armistice.
Croit-on que je ne saisis pas qu'ils veulent ainsi retarder mon offensive ? Qu'un jour de perdu pour moi peut me coûter la victoire ? Alors qu'avec leur supériorité numérique, leurs réserves, ils ont pour allié le temps et l'espace ? Mais on continue à me proposer de capituler ! On ne mesure pas que ce qu'exigent les coalisés, c'est le dépeçage de l'Empire et ma perte.
Voici Saint-Aignan, le beau-frère de Caulaincourt, qui dit :
- La paix sera assez bonne si elle est prompte.
- Elle arrivera assez tôt si elle est honteuse, répond Napoléon.
Certains sont prêts à me trahir, comme Murat.
Des royalistes de Troyes se sont rendus, alors que la ville était occupée, auprès d'Alexandre pour solliciter le rétablissement des Bourbons. L'un d'eux est arrêté, exécuté. Et la grâce que Napoléon lui accorde vient trop tard.
- La loi le condamnait, murmure l'Empereur.
Il fait à cheval le tour des fortifications de Troyes. La ville a souffert des combats. On enterre les soldats morts. Il détourne la tête. Il a le sentiment que la victoire, le renversement de la situation est à portée de main. C'est à cela qu'il doit penser. Il ne doit pas se laisser prendre par cette angoisse, ce désespoir qui ronge l'âme. Mais c'est un effort de chaque instant. Il s'indigne.
- Je ne suis plus obéi. Vous avez tous plus d'esprit que moi, et sans cesse on m'oppose de la résistance, en m'objectant des « mais », des « si », des « car » !
Alors qu'il ne faut que de l'énergie et de l'intelligence.
Blücher et les Prussiens battent retraite vers Soissons. Il faut les poursuivre, coucher dans la seule pièce d'un presbytère de village, affronter le froid, la pluie.
À La Ferté-sous-Jouarre, il écoute les paysans qui viennent raconter les tortures et les violences qu'ils ont subies.
Il interroge, rassure, se penche sur les cartes. Son plan est simple. « Je me prépare à porter la guerre en Lorraine, dit-il, où je rallierai toutes les troupes qui sont dans mes places de la Meuse et du Rhin. »
Il coupera ainsi les armées ennemies de leurs arrières, et les empêchera d'avancer vers Paris. Il défendra la capitale par ce mouvement vers l'est, et non directement. Il suffira que Paris tienne quelques jours, quelques heures même.
L'angoisse le saisit. Et si Paris ne tient pas ?
Il écarte cette éventualité. Il n'y a pas d'autre choix que d'isoler l'ennemi de ses bases, de le contraindre ainsi à la retraite.
Marmont se placera devant Paris et résistera pendant que je foncerai vers l'est. Il faut expliquer cela, rassurer.
Il écrit à Cambacérès, à Clarke :
« Il suffit de penser que la capitale aujourd'hui n'est plus réellement compromise », dit-il à l'un. « L'ennemi est partout mais il n'est en force nulle part », précise-t-il à l'autre.
Puis il repart. À Méry, les Prussiens sont battus. Mais un équipage de pont manque pour traverser le fleuve et les poursuivre. On perd quelques heures.
Il attend avec impatience, guettant les dépêches. Et tout à coup, après avoir lu l'une d'elles, il gesticule. Soissons, une place forte qui pouvait sur l'Aisne ralentir la retraite de Blücher, a capitulé sans raison ! « Infamie ! crie-t-il, que le général soit fusillé au milieu de la place de Grève et qu'on donne beaucoup d'éclat à cette exécution ! »
Tout est à reprendre. Le temps me file entre les doigts. Mais il faut réagir. Il marche dans la tempête de neige. On se bat à Craonne, à Laon.
À Corbeny, un petit village, il reconnaît une silhouette parmi les maires des localités voisines qui se sont rassemblés autour de lui. Il appelle l'homme, qui s'approche.
Encore, comme à Brienne, un témoin du passé, M. de Bussy, ancien officier au régiment de La Fère. À chaque pas, je retrouve mes empreintes, comme si le destin se nouait en boucle.
Il nomme M. de Bussy aide de camp. Il décore un émissaire venu de l'Est et qui annonce que les paysans des Vosges se sont soulevés. Et cet homme, Wolff, est aussi un ancien du régiment de La Fère.
Il va donner l'ordre du départ quand on lui apporte des dépêches de Caulaincourt qui continue à négocier. Il les écarte.
- Je ne lis plus ses lettres, dit-il. Dites-lui qu'elles m'ennuient. Il veut la paix ! Et moi, je la veux belle, bonne, honorable !
Le lundi 7 mars, il entre chancelant de fatigue dans le petit village de Bray-en-Laonnois. Il a un moment d'hésitation avant de franchir le seuil de la maison où il doit passer la nuit. Des blessés et des mourants sont allongés à même le sol. La bataille de Craonne a été dure, incertaine.
Il s'assied dans un coin. Il prend sa tête dans ses mains.
Au milieu de la nuit, un nouvel envoyé de Caulaincourt lui annonce que toutes les propositions françaises ont été repoussées par les Alliés. Les coalisés n'acceptent qu'une France réduite à ses anciennes limites.
Napoléon se dresse, lance, en franchissant les corps étendus :
- S'il faut recevoir les étrières, ce n'est pas à moi à m'y prêter, et c'est bien le moins qu'on me fasse violence.
Se battre donc, à Laon, avancer vers Reims.
Et apprendre, le jeudi 10 mars, que Marmont, qu'il a laissé devant Paris, a reculé, cédé.
Marmont, mon compagnon depuis la guerre d'Italie ! Marmont, qui lâche pied.
Il faut faire face, minimiser l'affaire, dire : « Ceci n'est qu'un accident de guerre, mais très fâcheux dans un moment où j'avais besoin de bonheur. »
Si Marmont aussi cède, après Murat, après Augereau, après Victor, après Bernadotte, sur qui puis-je compter encore ?
Puis-je même avoir confiance dans mon frère ? Joseph veut peut-être lui aussi sauver son avenir, prendre enfin sa revanche sur moi ?
De quoi ne serait-il pas capable ?
Un doute l'assaille tout à coup.
« Mon amie, écrit-il à Marie-Louise, n'aie pas trop de familiarité avec le roi Joseph. Tiens-le loin de toi, qu'il n'entre jamais dans ton intérieur ; reçois-le comme Cambacérès, en cérémonie et dans ton salon... Mets beaucoup de réserve avec lui et tiens-le loin de toi ; point d'intimité, et plus que tu pourras parle-lui devant la Duchesse et à l'encoignure d'une fenêtre. »
Il faut se méfier de tous et de tout. Il les sent à l'affût.
Joseph pourrait vouloir séduire Marie-Louise. Joseph, me dit-on, a conçu le projet d'une Adresse en faveur de la paix, qu'il ferait approuver par des dignitaires.
« La première adresse qui me serait présentée pour demander la paix, je la regarderais comme une rébellion », dit-il.
Que fait donc ce ministre de la Police, Savary, duc de Rovigo ?
« Vous ne m'apprenez rien de ce qui se fait à Paris. Il y est question d'Adresse, de régence et de mille intrigues aussi plates qu'absurdes, et qui peuvent tout au plus êtres conçues par un imbécile... Tous ces gens-là ne savent point que je tranche le nœud gordien à la manière d'Alexandre ! Qu'ils sachent bien que je suis le même aujourd'hui, le même homme que j'étais à Wagram et à Austerlitz ; que je ne veux dans l'État aucune intrigue ; qu'il n'y a point d'autre autorité que la mienne et qu'en cas d'événements pressés, c'est la Régente qui a exclusivement ma confiance. Le roi Joseph est faible, il se laisse aller à des intrigues qui pourraient être funestes à l'État... Je ne veux point de tribun du peuple ; qu'on n'oublie pas que c'est moi qui suis le grand tribun. »