Le mercredi 30 mars à vingt-trois heures, il entre dans la cour de la maison des Postes des Fontaines-de-Juvisy. Il lit sur la façade cette enseigne : À la Cour de France. Et il en a le cœur serré.
Une colonne de cavalerie passe sur la route. Napoléon sort, interpelle le général Belliard qui chevauche en tête.
- Comment, vous êtes ici ? Où est l'ennemi ? crie-t-il. Où est l'armée ? Qui garde Paris ? Où sont l'Impératrice, le roi de Rome ? Joseph ? Clarke ? Mais Montmartre, mais mes soldats, mais mes canons ?
Il écoute Belliard. Est-il possible que malgré le courage des défenseurs, Joseph ait autorisé la capitulation, alors qu'il eût suffi de quelques heures de plus ! Il marche sur la route, il entraîne Belliard, Caulaincourt, Berthier.
- Quelle lâcheté, capituler, Joseph a tout perdu ! Quatre heures trop tard ! Si je fusse arrivé quatre heures plus tôt, tout était sauvé.
Il serre les poings. Sa voix est sourde.
- Tout le monde a donc perdu la tête ! crie-t-il. Voilà ce que c'est que d'employer des hommes qui n'ont aucun sens commun ni énergie !
Il marche, s'enfonçant dans la nuit, reprend :
- Quatre heures ont tout compromis.
Il se tourne vers Caulaincourt, qui le suit à quelques pas.
- En quelques heures, le courage, le dévouement de mes bons Parisiens peut tout sauver. Ma voiture, Caulaincourt, allons à Paris. Je me mettrai à la tête de la garde nationale et des troupes : nous rétablirons les affaires. Général Belliard, donnez l'ordre aux troupes de retourner... Partons ! ma voiture, Caulaincourt, ne perdons pas de temps.
Belliard objecte que la capitulation est signée, qu'il faut la respecter.
Il hurle :
- Quelle est cette convention ? De quel droit l'a-t-on conclue ? Paris avait plus de deux cents canons et des approvisionnements pour un mois... Quatre heures trop tard, quelle fatalité ! On me savait cependant sur les derrières de l'ennemi, et celui-ci jouait trop gros jeu, m'ayant si près de lui, pour être fort aventureux si l'on eût tenu ; gagner la journée eût été chose facile. Il y a là-dessous quelque intrigue... Comme on s'est pressé ! Joseph m'a perdu l'Espagne, il me perd Paris. Cet événement perd la France, Caulaincourt !
Il marche d'un pas vif.
- Nous nous battrons, Caulaincourt, car mieux vaut mourir les armes à la main que de s'être humilié devant les étrangers. En y réfléchissant, la question n'est pas décidée ! La prise de Paris sera le signal du salut si l'on me seconde... Je serai maître de mes mouvements, et l'ennemi paiera cher l'audace qui lui a fait nous surprendre trois marches...
Il répète d'un ton amer, méprisant :
- Joseph a tout perdu ! Ne pas tenir vingt-quatre heures avec vingt-cinq mille gardes nationaux et cinquante mille hommes dans les faubourgs !
Puis il ajoute, d'une voix lasse tout à coup :
- Vous ne connaissez pas les hommes, Caulaincourt, et ce que peuvent, dans une telle ville, les intrigues de quelques traîtres, dans des circonstances si graves et sous l'influence de la vengeance et des baïonnettes des étrangers.
Il se tait longuement.
C'est comme s'il entendait Talleyrand répéter : « Louis XVIII est un principe, c'est le roi légitime », c'est comme s'il les voyait tous, les dignitaires, se rallier à la suite du prince de Bénévent, ce Blafard, au roi Bourbon !
Et mon fils, mon roi de Rome, ma dynastie !
- Mon énergie les irrite, dit-il d'un ton hargneux. Ma constance les fatigue. Les intrigues se découvriront, je sais tout...
Il entre dans la maison de la poste.
- Paris, s'exclame-t-il, la capitale de la civilisation, être occupée par les Barbares ! Cette grande cité sera leur tombeau !
Il soupire.
- Mais il y a bien des intrigants à Paris. Qui sait ce qui se passera dans la journée de demain ? Les soldats, les braves officiers ne me trahiront pas. Marmont a été élevé dans mon camp ; j'ai été pour lui un père. Il peut avoir manqué d'énergie, avoir fait des bêtises, mais il ne peut être un traître.
Il s'assied, les coudes sur la table, la tête dans les mains, puis il commence à écrire.
« Mon amie.
« Je me suis rendu ici pour défendre Paris, mais il n'était plus temps. La ville avait été rendue dans la soirée. Je réunis mon armée du côté de Fontainebleau. Ma santé est bonne. Je souffre ce que tu dois souffrir.
« Napoléon.
« La Cour de France, le 31 mars à trois heures du matin. »
Il se lève. Il faudrait... Il se tourne vers Caulaincourt.
- Il faut partir, allez à Paris, allez sauver la France et votre Empereur, faites ce que vous pourrez. On nous imposera sûrement de dures conditions, mais je m'en remets à votre honneur comme Français...
Il commence à dicter un ordre de mission pour Caulaincourt, puis, en le tendant au ministre des Relations extérieures, il murmure :
- Vous arriverez trop tard. Les autorités de Paris craindront de compromettre les habitants vis-à-vis de l'ennemi. Elles ne voudront pas vous écouter, car les ennemis ont d'autres projets que ceux qu'ils ont annoncés jusqu'à présent...
C'est ma tête qu'ils veulent.
Le général Flahaut, qui rentre de Paris, lui tend une lettre de Marmont.
« Je dois dire à Votre Majesté la vérité tout entière. Non seulement il n'y a pas de dispositions à se défendre, mais il y a une résolution bien formelle à ne point le faire. Il paraît que l'esprit a changé du tout au tout depuis le départ de l'Impératrice, et le départ du roi Joseph à midi et de tous les membres du gouvernement a mis le comble au mécontentement... »
Napoléon baisse la tête.
Il sort sans un mot de la Cour de France, monte dans sa voiture.
Il arrive à Fontainebleau le 31 mars 1814 à six heures du matin.
Il s'enferme dans son appartement du premier étage. Il lit les courriers, appelle son secrétaire, commence à dicter.
Rien n'est perdu puisqu'un autre jour se lève.
19.
Ne jamais renoncer.
Il regarde par la croisée le parc du château de Fontainebleau. Tout est si calme, si désert, ce jeudi 31 mars 1814. Il reste un long moment pensif, puis il secoue tout son corps.
- Orléans doit être le pivot de l'armée, dit-il en retournant vers la table des cartes. Qu'on y concentre tous les dépôts, ceux de l'artillerie, de la cavalerie, de l'infanterie, des gardes nationaux.
Il se penche tout en parlant. Il dispose encore de plus de soixante-dix mille hommes. Les coalisés sont près de cent quatre-vingt mille. Soit. Mais ils ont perdu dix mille hommes à Paris. On peut les refouler, soulever les faubourgs, couper les lignes de retraite, appeler à l'aide les Blouses Bleues de toute la Champagne, de la Lorraine, de l'Est. Du doigt, il trace une ligne sur la carte, dicte.
« Le duc de Raguse, maréchal Marmont, formera l'avant-garde et réunira toutes ses troupes à Essonne. Le corps du maréchal Mortier, duc de Trévise, se réunira entre Essonne et Fontainebleau. Le ministre de l'Intérieur mettra partout en vigueur la mesure de levée en masse pour remplir les cadres des bataillons. »
Il s'arrête, s'approche à nouveau de la croisée. Brusquement, ce silence autour du château l'accable. A-t-il tout perdu ? Où sont sa femme et son fils ? Il écrit :
« Ma bonne Louise. Je n'ai pas reçu de lettre de toi. Je crains que tu ne sois trop affectée de la perte de Paris. Je te prie d'avoir du courage et de soigner ta santé qui m'est si précieuse. La mienne est bonne. Donne un baiser au petit roi et aime-moi toujours.
« Ton Nap. »
Un courrier de Paris arrive.
Napoléon prend la dépêche de Caulaincourt qui, comme ministre des Relations extérieures, tente encore de négocier. Avant de lire, Napoléon bande ses muscles comme s'il entendait le sifflement d'un boulet.