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« Une déclaration des souverains, affichée dans l'après-midi, prouve que la trahison a, je le crains, déjà fait bien du chemin, écrit Caulaincourt. Je n'ai pas vu un visage ami. Cela donne la mesure de l'opinion et du caractère des hommes restés ici. Je trouve bien peu de Français, je le dis avec douleur à Votre Majesté. Beaucoup d'intrigants désirent mon départ. Je ne lâcherai prise que lorsqu'on me mettra à la porte. J'espère que Votre Majesté ne met en doute ni le dévouement du ministre ni l'indignation du citoyen que tant d'ingratitude révolte. »

Il a jugé trop sévèrement Caulaincourt. Dans l'épreuve, cet homme est fidèle. Il s'est dégagé de l'emprise du Blafard Talleyrand. Je dois lui faire confiance. Combien sont-ils encore, ceux qui demeurent auprès de moi et sont prêts à combattre encore ?

Il découvre un second feuillet. C'est le texte de la Déclaration des Souverains, signée par Alexandre.

« Les souverains alliés déclarent qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte ni avec aucun membre de sa famille. Ils invitent par conséquent le Sénat à désigner sur-le-champ un gouvernement provisoire... »

Il froisse le texte.

Les sénateurs vont proclamer ma déchéance. Tous, ils se précipiteront vers les vainqueurs. Tous.

Il découvre un mot que Caulaincourt a joint à sa dépêche. Fontanes, explique le ministre, est en train de rédiger un texte qui délie, au nom du Sénat, les soldats de « leur fidélité à un homme qui n'est même pas français ».

Moi.

Il a la nausée.

Fontanes, que j'ai fait grand maître de l'Université ! Fontanes, le servile qui m'encensait en 1804 !

Voilà les hommes tels qu'ils sont.

Il interroge l'estafette. L'officier raconte que les troupes des coalisés et le tsar ont été accueillis dans les beaux quartiers de Paris par des cris de joie.

- On eût dit un autre peuple, murmure le courrier.

Les dames de la noblesse sont montées en croupe des chevaux des cosaques. On a embrassé les bottes d'Alexandre.

Ces gens-là, que j'ai fait rayer de la liste des émigrés, que j'ai couverts de bienfaits !

Que me reste-t-il à faire, sinon continuer la guerre à tout prix ? Car ils veulent ma déchéance et ma mort.

Il faut donc se montrer, organiser des parades, rassembler les troupes, leur donner confiance.

Il se rend aux avant-postes d'Essonne. Il passe sur le front des troupes qui sont rassemblées dans la cour du Cheval Blanc, devant le château de Fontainebleau. Il éprouve, à voir défiler ces hommes qui se redressent quand ils approchent de lui, un sentiment de confiance. Ceux-là ne trahiront pas.

Il doit parler à tous ces visages tendus vers lui.

- Officiers, sous-officiers et soldats de la Vieille Garde..., commence-t-il.

Il se cambre sur ses étriers. Il regarde les carrés sombres qui sont ce qui reste de la Grande Armée. Avec cette poignée d'hommes, s'ils le veulent, s'il réussit à les entraîner, il peut encore briser cette situation où l'on veut l'enfermer.

- L'ennemi nous a dérobé trois marches, continue-t-il. Il est entré dans Paris. J'ai fait offrir à l'empereur Alexandre une paix achetée par de grands sacrifices. Non seulement il a refusé, il a fait plus encore : par les sugestions perfides de ces émigrés auxquels j'ai accordé la vie et que j'ai comblés de bienfaits, il les autorise à porter la cocarde blanche, et bientôt il voudra la substituer à notre cocarde nationale. Dans peu de jours, j'irai l'attaquer à Paris. Je compte sur vous...

Ces soldats répondront-ils ? Tout se joue maintenant.

- Ai-je raison ?

Les cris déferlent enfin : « Vive l'Empereur ! À Paris, à Paris ! »

Sa poitrine se gonfle. Il parle plus fort encore.

- Nous irons leur prouver que la nation française sait être maîtresse chez elle ; que si nous l'avons été longtemps chez les autres, nous le serons chez nous, et qu'enfin nous sommes capables de défendre notre cocarde, notre indépendance, et l'intégrité de notre territoire !

Il s'éloigne cependant que les cris de « Vive l'Empereur ! » retentissent à nouveau.

Dans son cabinet, il reste quelques instants seul. Et si l'attaque de Paris ne réussissait pas ? Il faut prendre en compte toutes les éventualités.

« Mon amie, écrit-il à Marie-Louise,

« Tu peux envoyer une lettre très vive pour te recommander, et ton fils, à ton père. Fais sentir à ton père que le moment est arrivé qu'il nous aide. Adieu mon amie, porte-toi bien.

« Tout à toi.

« Nap. »

Et maintenant, les dépêches de Paris.

Il lit.

Le Sénat et le Corps législatif ont proclamé ma déchéance. Un gouvernement provisoire a été constitué, dont Talleyrand est le président.

Ce qu'il a prévu s'est donc produit.

Ils vont, dans les jours et peut-être même dans les heures qui viennent, appeler « librement » Louis XVIII à être roi des Français. Et ils invoqueront le vœu de la nation ! Je les connais, je les ai vus à l'œuvre le 18 Brumaire, ces bavards ! Ils n'écoutent que la voix de leur intérêt, et ils ne sont sensibles qu'à la victoire des armes.

Je peux encore vaincre.

Il fait entrer dans son cabinet les maréchaux Ney, Berthier, Lefebvre, Oudinot, Macdonald, ainsi que des généraux, puis Caulaincourt et Maret.

Il marche vivement devant eux, les dévisage. Ils sont figés, tristes, lugubres même. N'ont-ils pas entendu les cris des soldats ?

À Paris, à Paris ! Il les interroge. Ils ne voient pas la fin, murmurent-ils.

- La fin ! Mais elle dépend de nous, répond-il. Vous voyez ces braves soldats qui n'ont ni grade ni dotation à sauver. Ils ne songent qu'à marcher, qu'à mourir pour arracher la France aux mains de l'étranger. Il faut les suivre. Les coalisés sont partagés entre les deux rives de la Seine dont nous avons les ponts principaux, et dispersés dans une ville immense. Vigoureusement abordés dans cette position, ils sont perdus. Le peuple parisien est frémissant, il ne les laissera pas partir sans les poursuivre, et les paysans les achèveront. J'ai soixante-dix mille hommes, et avec cette masse je jetterai dans le Rhin tout ce qui sera sorti de Paris et voudra y rentrer. Que faut-il pour tout cela ? Un dernier effort qui vous permettra de jouir en repos de vingt-cinq années de travail.

Il attend. Les maréchaux se taisent, puis Ney commence à parler, et Lefebvre et Macdonald.

- Vous nous appelez à marcher sur la capitale, dit ce dernier. Je vous déclare au nom des troupes qu'elles ne veulent pas l'exposer au sort de Moscou.

Maintenant ils parlent tous. Il les regarde, dédaigneux. Ils répètent tous « Moscou ». Ils évoquent la situation à Paris, le découragement des troupes. Il est temps de jouir du repos, dit Lefebvre. Nous avons des titres, des hôtels, des terres, nous ne voulons pas nous faire tuer pour vous !

Voilà ce que sont les hommes.

Après Bernadotte, après Murat, tous ceux-là refusant de m'obéir, prêts à me trahir. On ne fait pas la guerre contre ses officiers.

- Eh bien, Messieurs, puisqu'il en est ainsi, j'abdiquerai. J'ai voulu le bonheur de la France et je n'ai pas réussi ; les événements ont tourné contre moi. Je ne veux pas augmenter nos malheurs. Mais en abdiquant, que ferez-vous ? Voulez-vous le roi de Rome pour mon successeur et l'Impératrice pour régente ?

Ils acceptent.

Ney, Marmont, Caulaincourt iront négocier avec les coalisés.

- Messieurs, reprend Napoléon, vous pouvez maintenant vous retirer, je vais dresser les instructions des négociateurs.