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- Je puis vivre avec cent louis par an, dit-il. Disposant de tous les trésors du monde, je n'ai jamais placé un écu pour ma personne, tout était ostensible et dans le trésor.

Mais il y a sa femme, son fils, ses frères, ses sœurs, sa mère, ses soldats demeurés fidèles. Ceux-là, il faut les protéger, leur obtenir le droit de conserver leurs avantages.

Il a un mouvement de colère. L'empereur d'Autriche semble n'avoir pas eu un geste pour Marie-Louise.

- Pas une marque d'intérêt, pas même un souvenir de son père dans ces douloureuses circonstances. Les Autrichiens n'ont pas d'entrailles.

Il veut rester seul.

Sa femme, son fils, les reverra-t-il jamais ?

Il écrit :

« Ma bonne Louise, mon cœur se serre de penser à tes peines.

« J'ai bien des sollicitudes pour toi et mon fils, tu penses que j'en ai peu pour moi. Ma santé est bonne. Donne un baiser à mon fils et écris à ton père tous les jours afin qu'il sache où tu es.

« Il paraît que ton père est notre ennemi le plus acharné. Je suis fâché de n'avoir plus qu'à te faire partager ma mauvaise fortune. J'eusse quitté la vie si je ne pensais que cela serait encore doubler tes maux et les accroître.

« Adieu, ma bonne Louise, je te plains. Écris à ton père pour lui demander la Toscane pour toi, car pour moi je ne veux plus que l'île d'Elbe.

« Adieu mon amie, donne un baiser à ton fils. »

Il n'a pas la force de signer.

Il voudrait avoir près de lui sa femme et son fils. Que lui reste-t-il d'autre ? Et ce qu'on lui accorde, cette île d'Elbe, vaut-il la peine de vivre ?

Il touche le petit sachet de cuir pendu à son cou et qui contient ce poison que le docteur Yvan lui a préparé pendant la campagne de Russie, pour échapper, si besoin était, aux cosaques, alors qu'il avait failli être pris par eux sur la route de Maloiaroslavets. Il y a là, lui avait dit Yvan, de l'opium, de la belladone, de l'ellébore blanc. De quoi mourir comme un empereur romain. Une mort choisie, comme un dernier couronnement, un acte de volonté, comme il avait posé sur son propre front la couronne impériale, lors du sacre.

Il pense à Joséphine, à Hortense, à Eugène.

Il faut que dans les dispositions de l'acte d'abdication, leur sort soit précisé, qu'ils conservent tout ce que je leur ai accordé.

Il faut donc se préoccuper d'argent. Il convoque Caulaincourt. Il faut qu'on envoie à Orléans, où se trouve l'Impératrice, des officiers pour tenter de se saisir d'une partie du trésor des Tuileries qui y a été apporté.

Caulaincourt lui annonce que l'accord a été conclu, à Paris, sur les conditions de l'abdication. L'Empereur sera le souverain de l'île d'Elbe et il recevra une rente de deux millions versés par le gouvernement français. L'Impératrice régnera sur le duché de Parme avec droit de succession pour son fils.

Il écoute. Il est loin. Il est le témoin de ce qui se joue, dont il est pourtant l'acteur.

« Ma bonne amie, commence-t-il à écrire. Tes peines sont toutes dans mon cœur, ce sont les seules que je ne puis supporter. Tâche donc de surmonter l'adversité. On me donne l'île d'Elbe, et à toi et à ton fils, Parme, Plaisance et Guastalla. C'est un objet de quatre cent mille âmes et trois ou quatre millions de revenus. Tu auras au moins une maison et un beau pays lorsque le séjour dans mon île d'Elbe te fatiguera et que je deviendrai ennuyeux, ce qui doit être lorsque je serai plus vieux et toi encore jeune.

« Je me rendrai, aussitôt que tout sera fini, à Briare, où tu viendras me rejoindre, et nous irons par Moulins, Chambéry, à Parme et, de là, nous embarquer à La Spezia. J'approuve tous les arrangements que tu fais pour le petit roi.

« Ma santé est bonne, mon courage au-dessus de tout, surtout si tu te contentes de mon mauvais sort et que tu penses t'y trouver encore heureuse. Adieu, mon amie, je pense à toi et tes peines sont grandes pour moi. Tout à toi.

« Nap. »

Viendra-t-elle ? Les verra-t-il ? Ou bien le destin me privera-t-il de cela aussi ? Il va et vient dans son appartement. Le parc est désert après une dernière parade. Mais ce défilé des troupes, c'est déjà si loin, dans un autre temps, le jeudi 7 avril, et l'on est le mardi 12.

Caulaincourt a apporté la convention d'abdication. Il ne reste qu'à la signer. Mais déjà ils s'en vont tous. Berthier, qui est resté près de moi tous les jours, m'a expliqué qu'il voulait regagner Paris au plus vite. Il ne m'accompagnera pas à l'île d'Elbe.

Qui m'eût dit qu'il serait l'un des premiers à me quitter ? Il espère conserver sa fortune, mais quitter Fontainebleau avant mon départ me choque.

Il soupire. Le général Bertrand, grand maréchal du Palais, a décidé de le suivre dans l'île d'Elbe. Mais, pour un fidèle, combien d'ingrats et de traîtres ?

Il s'allonge. Il respire mal.

- Croyez donc qu'inutile à la France je survive à sa gloire ? murmure-t-il.

Il parle difficilement. Tout à coup, il imagine ce voyage jusqu'à la côte méditerranéenne. Les insultes à subir, peut-être. Ou bien les assassins stipendiés par les Bourbons. Et Marie-Louise et le roi de Rome qui ne le rejoindront pas.

- Ah, Caulaincourt, j'ai déjà trop vécu. Pauvre France, je ne veux pas voir ton déshonneur !

Les mots s'échappent seuls, malgré lui.

- Ah, mon pauvre Caulaincourt, quelle destinée ! Pauvre France ! Quand je pense à sa situation actuelle, à l'humiliation que lui imposeront les étrangers, la vie m'est insupportable.

Il ferme les yeux.

- L'Impératrice ne voudra pas passer toute l'année à l'île d'Elbe, murmure-t-il. Mais elle ira et viendra.

Mais non. Ils la retiendront. Elle se lassera. Elle n'est qu'une jeune femme sans volonté. Il le sait.

- La vie m'est insupportable, répète-t-il. J'ai tout fait pour mourir à Arcis. Les boulets n'ont pas voulu de moi. J'ai rempli ma tâche.

Il voit le valet de chambre approcher. Il sursaute. Marie Walewska attend dans l'une des galeries du palais, explique le domestique. Elle est seule. Elle veut voir l'Empereur.

Il secoue la tête. Il ne peut pas. Il ne doit pas, parce que si l'on apprenait qu'il a reçu Marie Walewska, on en tirerait peut-être argument pour empêcher Marie-Louise de le rejoindre avec son fils.

Mais ce refus est comme une capitulation, une abdication de plus.

- La vie m'est insupportable, dit-il une nouvelle fois.

Il ferme les yeux. Il murmure :

- J'ai besoin de repos, et vous aussi, Caulaincourt. Allez vous coucher. Je vous ferai appeler cette nuit.

Il se lève, va à sa table, écrit :

« Fontainebleau, le 13, à trois heures du matin.

« Ma bonne Louise. J'approuve que tu ailles à Rambouillet où ton père viendra te rejoindre. C'est la seule consolation que tu puisses recevoir dans nos malheurs. Depuis huit jours, j'attends le moment avec empressement. Ton père a été égaré et mauvais pour nous, mais il sera bon père pour toi et ton fils. Caulaincourt est arrivé. Je t'ai envoyé hier copie des arrangements qu'il a signés, qui assurent un sort à ton fils. Adieu, ma douce Louise. Tu es ce que j'aime le plus au monde. Mes malheurs ne me touchent que par le mal qu'ils te font. Toute la vie tu aimeras le plus tendre des époux. Donne un baiser à ton fils. Adieu, ma Louise. Tout à toi.

« Napoléon. »

Ma femme, mon fils, ils seront désormais avec l'empereur d'Autriche. Protégés. J'ai fait ce que j'avais à faire.

La vie m'est insupportable.

Il se voit, empereur trahi, prenant le sachet de poison qui pend à son cou. Il le verse dans un verre d'eau. Il boit lentement. Puis il va s'allonger.

Le feu dans les entrailles.

Il appelle. Il veut parler à Caulaincourt.