Il a besoin de tenir la main de cet homme. Il a besoin de l'affection d'un homme.
- Donnez-moi votre main, embrassez-moi.
Caulaincourt pleure.
- Je désire que vous soyez heureux, mon cher Caulaincourt. Vous méritez de l'être.
Il peut à peine parler. Il a le ventre cisaillé, tordu, déchiré.
- Dans peu je n'existerai plus. Portez alors cette lettre à l'Impératrice ; gardez les siennes dans le portefeuille qui les renferme, pour les remettre à mon fils quand il sera grand. Dites à l'Impératrice de croire à mon attachement...
Le froid, la glace en même temps que le feu.
- Je regrette le trône pour elle et pour mon fils, dont j'aurais fait un homme digne de gouverner la France, murmure-t-il.
Ces nausées.
- Écoutez-moi, le temps presse.
Il serre la main de Caulaincourt. Il ne veut pas qu'on appelle le docteur.
- Je ne veux que vous, Caulaincourt.
L'incendie de tout le corps.
- Dites à Joséphine que j'ai bien pensé à elle.
Il faut donner à Eugène un beau nécessaire. Pour vous, Caulaincourt, mon plus beau sabre et mes pistolets, et un sabre à Macdonald.
Il se cambre, le corps couvert de sueur.
- Qu'on a de peine à mourir, qu'on est malheureux d'avoir une constitution qui repousse la fin d'une vie qu'il me tarde de voir finir, dit-il d'une voix saccadée. Qu'il est donc difficile de mourir dans son lit quand peu de chose tranche la vie, à la guerre.
Tout à coup, il vomit.
Il faut garder le poison en moi.
Mais la bouche s'ouvre, le flot amer et aigre passe.
Il aperçoit le docteur Yvan, que Caulaincourt a réussi à appeler.
- Docteur, donnez-moi une autre dose plus forte et quelque chose pour que ce que j'ai pris achève son effet. C'est un devoir pour vous, c'est un service que doivent me rendre ceux qui me sont attachés.
Il fixe Yvan. Il entend le médecin dire qu'il n'est pas un assassin.
Lâche. Tous lâches. Ils souhaitent pour moi, pour eux, que je meure, je le lis sur leurs visages, mais ils n'osent pas agir, décider, ils me laissent vomir la mort, survivre.
Il vomit encore. C'est la mort qui s'enfuit.
Il s'agrippe à Caulaincourt, demande à nouveau du poison. Mais on le soulève, on le soutient pour qu'il aille jusqu'à la fenêtre. Il cherche des yeux ses pistolets. Mais on a retiré la poire à poudre.
Ils veulent me laisser vivre.
On l'assoit devant la croisée. L'aube se lève. Il est endolori, mais la tempête est passée, le feu s'éteint lentement.
Le grand maréchal du Palais Bertrand lui répète qu'il veut le suivre à l'île d'Elbe. Le maréchal Macdonald, duc de Tarente, se présente. Il doit rapporter la convention d'abdication à Paris. Napoléon la signe. C'est le mercredi 13 avril 1814.
Puis, d'une voix étouffée, il murmure à Macdonald :
- J'apprécie trop tard votre loyauté, acceptez le sabre de Mourad Bey que j'ai porté à la bataille du mont Thabor.
Il serre Macdonald contre lui.
Il a besoin de cette chaleur de la vie, de la fidélité.
Il a la tête dans ses mains, les coudes appuyés sur les genoux.
- Je vivrai, dit-il. Je vivrai, puisque la mort ne veut pas plus de moi dans mon lit que sur le champ de bataille.
Il se lève. Il boit, difficilement, un verre d'eau.
- Il y aura aussi du courage à supporter la vie après de tels événements, reprend-il. J'écrirai l'histoire des braves.
Il se remet.
Il faut donc organiser la vie.
Il voyagera incognito jusqu'au port d'embarquement.
- Voir encore cette France que j'aime tant, murmure-t-il, paraître devant elle comme un objet de pitié, est un effort au-dessus de mes forces.
Il répète qu'on aurait mieux fait de lui donner les moyens de mourir.
On apporte une lettre de Marie-Louise.
Il la lit en marchant à pas lents. C'est comme si la vie rentrait en lui à nouveau.
« Tu es si bon et si malheureux et tu mérites si peu de l'être, écrit-elle. Au moins, si tout mon tendre amour pouvait te servir à te faire espérer un peu de bonheur, tu en aurais encore beaucoup dans ce monde. J'ai l'âme déchirée de ta triste situation. »
Il relit la lettre, la tend à Caulaincourt.
Puis il écrit :
« Ma bonne Louise,
« Il me tarde que nous puissions partir. L'on dit que l'île d'Elbe est un très beau climat. Je suis si dégoûté des hommes que je n'en veux plus faire dépendre mon bonheur. Toi seule, tu y peux quelque chose. Adieu, mon amie. Un baiser au petit roi, bien des choses à ton père, prie-le qu'il soit bon pour nous. Tout à toi.
« Nap. »
Il descend dans le jardin. L'air est si doux. Il marche à pas lents. Il veut arrêter chaque détail du voyage. Pas de soldats de la Garde, donc, mais l'incognito. Il s'appuie au bras de Caulaincourt.
- Si vous voyez l'Impératrice, dit-il, n'insistez pas pour qu'elle me rejoigne ; je l'aime mieux à Florence qu'à l'île d'Elbe si elle y apportait un visage contrarié.
Il dégage son bras, marche les mains derrière le dos.
- Je n'ai plus de trône, reprend-il. Il n'y a plus d'illusions. César peut se contenter d'être un citoyen ! Il peut en coûter à sa jeune épouse de ne plus être que la femme de César ! À l'âge de l'Impératrice, il faut encore des hochets. Si elle ne met pas d'elle-même sa gloire dans le dévouement qu'elle me montrera, mieux vaut ne pas la presser.
Il imagine.
- On pourra arranger que j'aille passer tous les ans quelques mois en Italie avec elle, quand on verra que je suis décidé à ne me mêler de rien et que je me contente, comme Sancho, du gouvernement de mon île et du plaisir d'écrire mes Mémoires.
Caulaincourt paraît étonné.
- Comme Sancho, répète Napoléon.
Il sourit pour la première fois depuis longtemps. Tout est possible dans la vie, même cela.
20.
Il est assis à sa table de travail dans le petit appartement qu'il quitte rarement. Il va souvent jusqu'à la croisée, l'ouvre, regarde le parc du château et, au loin, la forêt de Fontainebleau. Parfois il entend le roulement d'une voiture sur les pavés de la cour du Cheval Blanc. Il pense à Berthier, à ses ministres, à tous ces hommes qui ont été près de lui des années durant, chaque jour, et qui ont disparu avant même qu'il se soit éloigné, tous pressés de servir les Bourbons, ce comte d'Artois que le Sénat vient de désigner lieutenant général du Royaume. Comment peuvent-ils ainsi, en quelques jours, parfois en quelques heures, changer de cocarde ?
Un officier, le colonel Montholon, demande à être reçu. Il parle avec émotion de l'état d'esprit des troupes et des populations dans toute la Haute-Loire, du mépris qui entoure le maréchal Augereau. Le duc de Castiglione, en effet, a harangué ses troupes, leur demandant de prendre la cocarde blanche : « Arborons cette couleur vraiment française, a-t-il dit, qui fait disparaître l'emblème d'une Révolution qui est fixée. » À Paris, on a le même mépris pour le maréchal Marmont qu'on appelle le maréchal Judas. On pourrait, continue Montholon, rallier les troupes, combattre encore.
Napoléon secoue la tête.
- Il est trop tard, ce ne serait plus à présent que la guerre civile et rien ne pourrait m'y décider.
Il montre, sur sa table, les livres, les planches et les cartes, les registres statistiques qu'il a fait rassembler et qui concernent l'île d'Elbe. Il veut, dit-il, tout connaître de cette « île du repos ».
Il reconduit Montholon, puis dit à Caulaincourt :
- La Providence l'a voulu ! Je vivrai ! Qui peut sonder l'avenir ? D'ailleurs, ma femme et mon fils me suffisent.
Mais pourquoi tardent-ils ?