Ce silence des bourgades, ces immensités écrasées de soleil et de chaleur et parfois noyées sous des pluies diluviennes, ces armées dont on ne peut accrocher que quelques unités d'arrière-garde ou quelques cavaliers cosaques et que l'on sent pourtant combatives et organisées, tout cela inquiète.
Il faudrait une bataille dans un espace limité, armée contre armée.
Il entre sous la tente. Il est midi, ce samedi 25 juillet.
« Je ne veux pas passer deux jours sans t'écrire, mon amie. Il pleut beaucoup, nous avons des chaleurs, nous marchons toujours. Je n'ai pas d'estafette depuis hier, j'ai trop marché. J'ai revue ce soir.
« J'ai passé ici la Dvina, je marche sur Vitebsk, une des grandes villes de ce pays. Les récoltes sont superbes et de meilleure apparence.
« J'attends les détails du petit roi. Tu dois l'avoir trouvé bien grandi. L'on dit qu'il mange comme quatre et qu'il est très gourmand. Ma santé est assez bonne. Mes affaires vont bien. Adieu, mon amie. Tout à toi.
« Nap. »
Davout, Murat, Ney remportent des victoires à Ostrovno, mais les Russes de Bagration ou d'Osterman réussissent à échapper à l'encerclement. Les combats d'arrière-garde leur permettent de se replier.
Il faut les rejoindre.
Napoléon est à cheval la plus grande partie de la nuit, puis à nouveau à l'aube, encourageant les troupes. Lorsqu'on l'aperçoit, les cris de « Vive l'Empereur » reprennent.
Il s'arrête au sommet d'une colline. À quelques centaines de mètres seulement, des escadrons de cavaliers russes chargent de petites unités de voltigeurs. Les hommes, isolés, résistent, se placent dos contre dos, et attendent la charge qu'ils repoussent, plusieurs heures durant.
Napoléon, dès la fin des combats, va vers eux. Certains des voltigeurs ramènent même quelques prisonniers.
- Vous êtes tous des braves et méritez tous la croix, lance-t-il.
Les soldats lèvent leurs fusils, acclament l'Empereur.
Napoléon s'éloigne, galope.
Cette armée est encore pleine d'ardeur. Il ne lui manque qu'une grande et vraie bataille, qu'une grande victoire.
Mais les plaines sont désertes. Le plateau qui domine Vitebsk et la Dvina, et où les avant-gardes avaient signalé l'armée ennemie, est vide. Napoléon le parcourt au pas, donne de temps à autre des coups d'éperon qui font bondir son cheval.
Il interpelle ses aides de camp. Où sont les Russes ? Pas un paysan, pas un prisonnier qui puisse indiquer la route suivie par l'armée adverse.
Il faut rentrer à Vitebsk. Napoléon s'installe dans le palais du gouverneur de la Russie blanche, le prince de Wurtemberg, une modeste bâtisse poussiéreuse. La ville vaste, avec ses couvents et ses églises, est vide, à l'exception de quelques juifs qui vendent de la farine aux soldats. On présente à l'Empereur un paysan qu'on a trouvé endormi sous un buisson.
L'homme s'agenouille, balbutie. Le mouvement de l'armée russe a commencé depuis quatre jours, dit-il, par la route de Smolensk.
Napoléon le renvoie. Il veut ce soir un rapport des chefs de corps.
- C'est peut-être à Smolensk que les Russes veulent se battre, dit-il.
Il interroge chaque officier. Le roi Murat lui-même dit que « la cavalerie est sur les dents ».
Napoléon écoute. Malgré les acclamations des troupes, il sent bien que l'armée est épuisée, qu'il faut la reprendre en main pour qu'elle soit prête à un nouveau bond en avant, pour la bataille décisive. Au travail ! Parade sur la place tous les matins à six heures. Réorganisation du ravitaillement, des transports et des hôpitaux. Revue des unités, chaque jour, par l'Empereur.
Il renvoie les chefs de corps.
Quelques lignes à Marie-Louise comme chaque jour. Pour respirer un autre air que celui de la guerre.
« Mon amie. Il fait ici un temps d'une insupportable chaleur. Nous étouffons. Nous ne sommes qu'à cent lieues de Moscou.
« Écris-moi de Paris tout ce qui vient à ta connaissance et ce que l'on dit.
« Le petit roi doit bien t'amuser s'il commence à parler et à sentir. On dit que c'est un petit diable, bien gourmand et très tapageur.
« Je sais que tu as l'habitude de bien occuper ton temps ; c'est une chose bien précieuse et bien essentielle, c'est une de tes belles qualités.
« Ta lettre au Pape est bien, mais tu devais finir par le terme "Votre très chère fille". C'est l'étiquette. Je mande à Méneval de t'en envoyer un modèle... Je ne me souviens plus de ce que tu me demandes des cent vingt mille livres de cadeau adressé. Si c'est ce que tu as fait à ta famille, il me semble que j'avais ordonné déjà. Je ne sais pas non plus ce que c'est que les dentelles de Hollande ? Toutefois tu trouveras ci-joints les ordres pour arranger tout cela. Je m'en rapporte à toi.
« Adieu, mon amie, porte-toi bien, embrasse le petit roi, et ne doute jamais de ton fidèle
« Nap. »
Il parcourt les pièces de ce bâtiment modeste.
Puisqu'il va rester quelques jours à Vitebsk, il veut qu'on organise son habitation, avec ses livres, ses cartes, son petit lit à armature de fer. Il établit son emploi du temps quotidien : lever à cinq heures, revue sur la place devant le palais. Elle lui semble étroite. Que les sapeurs de la Garde abattent les maisons, créent une véritable esplanade. Que tous les chefs de corps, les généraux présents dans la région de Vitebsk assistent à la parade, se présentent à lui.
Il les questionne, écoute leurs rapports, leurs justifications, leurs protestations de dévouement, l'affirmation de leur zèle et de leurs bonnes intentions. Il s'exclame.
- Je n'en tiens compte qu'autant que le succès en est le résultat. Il faut réussir.
Il leur tourne le dos et, malgré la chaleur déjà forte en ce tout début de matinée, il parcourt les cantonnements, inspecte une nouvelle fois les fours à pain. Se rend sur les emplacements occupés par l'armée russe. Il saute de cheval, examine les traces laissées par les troupes. Combien étaient-ils ? Une, deux armées ? Barclay a-t-il été rejoint par Bagration ?
Il est près de midi, il rentre à Vitebsk.
Il voit le maréchal Oudinot qui vient de battre les Russes de Wittgenstein à Jaboukovo, mais qui, au lieu de poursuivre l'ennemi, s'est replié, comme effrayé par l'espace qui s'ouvrait devant lui.
Il l'interpelle sèchement.
- Les Russes, dit-il, publient partout et sur les derrières la victoire éclatante qu'ils ont remportée sur vous, puisque sans raison vous les avez laissés coucher sur le champ de bataille.
Oudinot commence à protester. Napoléon l'en empêche.
- La guerre est une affaire d'opinion, la réputation des armes à la guerre est tout, et équivaut aux forces réelles.
Comment n'ont-ils pas encore compris cela, ces vieux soldats ? Si les Russes reculent devant moi, c'est qu'ils ont peur de moi, de ma réputation, de l'opinion qu'ils se font de mes forces.
S'ils savaient que les chevaux manquent de fourrage, que les hommes depuis près d'un mois se nourrissent avec ce qu'ils trouvent ! Heureusement, le pays est riche, les champs remplis de légumes, les caves de provisions et d'alcool. Les hommes en boivent tant qu'ils en meurent au bord des routes, sous le soleil !
Au fil des jours, les orages deviennent plus fréquents. Le temps, en ce milieu du mois d'août, est plus irrégulier. Il pleut à verse depuis trois jours. La terre est devenue boue. On ne peut se déplacer.
Napoléon dicte une lettre pour Barbier, son bibliothécaire, qui depuis plus de dix ans trouve tous les livres dont il a besoin, compose la bibliothèque de campagne, rédige des notes sur les dernières parutions.
« L'Empereur, explique Napoléon, désirerait avoir quelques livres amusants. S'il y avait quelques bons romans nouveaux ou plus anciens qu'il ne connût pas, ou des Mémoires d'une lecture agréable, vous feriez bien de nous les envoyer, car nous aurons des moments de loisir qu'il n'est pas aisé de remplir ici. »