Выбрать главу

Puis il lance :

- Je n'ai point été un usurpateur, parce que je n'ai accepté la couronne que d'après le vœu unanime de la nation ; tandis que Louis XVIII l'a usurpée, n'étant appelé au trône que par un vil Sénat dont plus de dix membres ont voté la mort de Louis XVI !

Il s'éloigne. Il entend les voitures qui roulent sur les pavés de la cour du Cheval Blanc.

C'est le moment.

Il voit ses grenadiers, raides sous les armes. Les baïonnettes brillent entre les hauts bonnets à poil. Il se tourne vers les officiers qui le suivent, leur serre la main, puis descend d'un pas ferme les escaliers.

Il est au milieu de ses soldats. Il leur a tant de fois parlé pour les envoyer au combat, à la mort. Il leur doit tout.

- Soldats de ma Vieille Garde, je vous fais mes adieux, commence-t-il. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l'honneur et de la gloire ! Dans ces derniers temps comme dans ceux de ma prospérité, vous n'avez cessé d'être des modèles de bravoure et de fidélité. Avec des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue, mais la guerre était interminable, c'eût été la guerre civile et la France n'en serait devenue que plus malheureuse.

Il les regarde. Certains de ces hommes cachent leurs yeux sous leurs doigts, d'autres sanglotent.

Il sent l'émotion le submerger.

- J'ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de la patrie, continue-t-il. Je pars : vous, mes amis, continuez à servir la France. Son bonheur était mon unique pensée ; il sera toujours l'objet de mes vœux ! Ne plaignez pas mon sort : si j'ai consenti à me survivre, c'est pour servir encore à votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble !

Il est contraint de se taire quelques secondes. Il entend les sanglots.

- Adieu, mes enfants ! Je voudrais vous presser tous sur mon cœur ; que j'embrasse au moins votre drapeau.

Le général Petit avance en tenant la hampe couronnée de l'aigle. Napoléon embrasse le drapeau, serre le général dans ses bras.

Il voit des grenadiers qui soulèvent leur bonnet. Il aperçoit le général autrichien Koller qui a mis son chapeau au bout de son épée et le brandit.

Napoléon ne peut parler. Puis il se reprend, dit d'une voix forte :

- Adieu encore une fois, mes vieux compagnons ! Que ce dernier baiser passe dans vos cœurs.

Il embrasse les officiers qui l'entourent. Puis il monte dans la voiture, une « dormeuse », qui s'ébranle aussitôt.

21.

Il ne parle pas. Trop de souvenirs, trop de questions qui l'étouffent. Cette route vers le sud, il l'a tant de fois parcourue, aux moments les plus importants de sa vie. Il se rendait ou revenait de Corse, jeune officier, il gagnait Nice et l'armée d'Italie, ou bien Toulon avant le départ pour l'Égypte. Et il l'a aussi remontée vers Paris, lorsqu'il roulait, avec Marmont près de lui, dans la même voiture, après avoir échappé aux croisières anglaises, après l'Égypte, vers le pouvoir. C'est toute sa vie qui défile. Marmont est devenu le maréchal Judas.

Il se penche. Il a besoin de ce souffle pour chasser ces souvenirs. Il voit le long cortège des quatorze voitures, puis la foule, qui paraît hésiter et tout à coup l'acclame. Elle se presse dans les rues de Fontainebleau, de Nemours, de Montargis.

À Briare, lorsqu'il descend devant l'hôtel de la Poste, les cris éclatent. « Vive l'Empereur ! » On insulte les commissaires étrangers dont on reconnaît les uniformes. « Dehors les Russes ! » « À mort les Autrichiens ! »

Il baisse la tête. Cette houle ne porte plus son destin.

Il veut souper seul.

Le lendemain matin, alors que la foule est encore rassemblée autour des voitures, il écrit :

« Ma bonne Louise,

« Je me porte bien. Je me rends à Saint-Tropez, je pars dans une heure. Je ne resterai pas en route, je pense que je serai rendu dans quatre jours. Je suis très content de l'esprit de la population, qui me montre beaucoup d'attachement et d'amour. Je n'ai pas de tes nouvelles depuis le 18. Le courrier du Palais n'est pas arrivé, ce que j'attribue au défaut de chevaux. Adieu, mon amie, porte-toi bien. Donne un baiser à mon fils et ne doute jamais de

« Nap. »

À Nevers, des officiers l'entourent, les larmes aux yeux. À Roanne, à Tarare, la foule est dense, chaleureuse. Les voitures avancent au pas dans les rues étroites. Il se penche. Tous ces visages tournés vers lui, comme au temps de la gloire. Où est sa défaite ? Il écoute sans répondre ces gens qui l'interpellent.

« Qu'allons-nous devenir sous un gouvernement maîtrisé par les Anglais ? Et nos manufactures ? Qui achètera nos toiles ? »

De la foule, des voix montent : « Conservez-vous pour nous ! L'année ne passera pas que vous ne reveniez en France. Nous le voulons. Vive l'Empereur ! »

Il se rencogne dans sa voiture. Bertrand murmure quelques mots, auxquels il ne répond pas.

Il a abdiqué. Il n'est plus que le souverain de l'île d'Elbe.

À Salvigny, à deux heures de Lyon, il fait arrêter les voitures. Il ne veut traverser la ville que durant la nuit. Il ne veut plus de manifestations.

Il fait quelques pas seul, sur la route, au milieu de la campagne. Les voitures immobilisées occupent toute la rue de la ville.

Il voudrait déjà être parvenu dans l'île. Oublier, puisqu'il l'a décidé et qu'il le faut.

Mais quand les voitures parviennent au carrefour de la Guillotière, la foule est là, rassemblée, qui crie encore « Vive l'Empereur ».

Il se penche. Qu'on passe, qu'on ne s'arrête pas.

À l'aube du dimanche 24 avril, il traverse Vienne.

Il reconnaît ces parfums du Sud, cette douceur de l'air printanier, ces couleurs d'un vert léger, c'est comme s'il s'enfonçait dans son enfance et sa jeunesse.

Il s'arrête à Péage-de-Roussillon. Pendant qu'on prépare le déjeuner dans l'auberge, il se promène dans ce paysage familier. Le passé qu'il a connu ici au bord du Rhône semble si proche, comme s'il n'avait rien vécu, rien subi, au fond de l'Allemagne, dans les plaines de Pologne et en Russie.

Comme s'il n'avait pas dormi dans les châteaux et les palais.

Il traverse Saint-Vallier et Tain, et tout à coup apparaît sur la route une voiture tirée par six chevaux précédés de deux courriers. Le convoi s'arrête, comme la voiture. Un homme descend, qui s'avance, tête basse et pas lourd. C'est Augereau, maréchal, duc de Castiglione !

Un homme qui m'a trahi, qui a fait arborer la cocarde blanche, qui a lancé une proclamation à ses soldats en dénonçant le « joug tyrannique de Napoléon Bonaparte », mon despotisme. Lui, qui m'a aussi accusé « d'avoir immolé des millions de victimes à ma cruelle ambition » et de n'avoir pas su « mourir en soldat ».

Voilà que le destin le place sur ma route. Augereau n'ose pas lever la tête, me regarder dans les yeux.

Il pleure.

- Où vas-tu comme ça ? Tu vas à la Cour ? Ta proclamation est bien bête, pourquoi ces injures contre moi ?

Le temps a bien passé depuis notre jeunesse. Augereau n'est plus qu'un vieux soldat qui a vieilli vingt ans sous mes ordres. Et me trahit.

Il suffit de lui tourner le dos.

Sur les bords de la route, une compagnie d'infanterie présente les armes. Un capitaine s'avance.

- Avez-vous rencontré ce misérable ? dit l'officier. Il a eu le bon nez de ne pas attendre votre arrivée à Valence, les troupes étaient résolues à le fusiller devant vous.

- Votre général..., commence Napoléon.