- Vous et la France n'avez pas de grand ennemi ; nous avons été vendus à deniers comptants ! crie le capitaine.
Je ne veux pas imaginer ce qui serait encore possible avec ces hommes-là, qui me sont fidèles.
Il reste cependant penché à la portière. Ici, tout parle à sa mémoire. Il a parcouru toutes ces routes, il connaît ces villes. À Valence, des régiments lui rendent les honneurs.
Comme si je n'avais pas abdiqué.
Certains de ces hommes sanglotent, d'autres crient « Vive l'Empereur ».
Au relais de Loriol, il dit d'une voix forte :
- Mes amis, je ne suis plus votre Empereur. Il faut crier « Vive Louis XVIII ».
On l'entoure. On lui prend les mains, on les serre, on les embrasse.
- Vous serez toujours notre Empereur.
Il se dégage.
- S'il y avait vingt mille hommes comme moi, lance un cuirassier, nous vous enlèverions, nous vous remettrions à notre tête.
Napoléon se détourne, remonte en voiture.
- Ce ne sont pas vos soldats qui vous ont trahi, crie un fantassin, ce sont vos généraux !
Il ne peut s'empêcher de trembler, d'être envahi par l'émotion.
- Ces hommes me font mal, murmure-t-il à Bertrand.
À Montélimar, dès qu'il descend de voiture, il sent que l'atmosphère a changé. La foule est plus curieuse que favorable. Le sous-préfet s'approche. C'est un petit homme qui semble terrorisé. Tout le pays du Rhône est hostile, dit-il. Les Anglais ont été accueillis à Marseille en triomphateurs. À Avignon, à Orange, à Orgon, à Lambesc, partout des royalistes venus de Paris ont rassemblé leurs partisans. Ils veulent assassiner l'Empereur. Les monuments à sa gloire sont brisés. On le pend en effigie. On crie « Vive le Roi, à bas le tyran ».
Napoléon écoute. Il attendait cela depuis le départ de Fontainebleau.
S'ils le peuvent, ils me tueront.
Trop d'hommes, trop de soldats l'aiment encore, il vient de le voir. Mais il secoue la tête quand le sous-préfet propose de changer d'itinéraire, de passer par Grenoble et Sisteron.
On traversera simplement Avignon à l'aube.
Attelons, partons.
Mais à Orange, on hurle : « Vive le Roi ! » Au relais, près d'Avignon, la foule est là qui crie : « À bas le tyran, le coquin ! »
En ville, une troupe de plusieurs centaines d'hommes attend le passage du convoi pour l'attaquer. On longera donc les remparts d'Avignon.
À Orgon, une potence a été dressée. Un mannequin en uniforme français maculé de sang y est pendu.
- Voilà le sort du tyran ! crie la foule.
Napoléon se tient immobile. Il ne voulait pas vivre cela, cette honte, cette haine, cette impuissance, ce discours que le commissaire russe Chouvalov adresse à la foule qui entoure la voiture pour la calmer. Elle a commencé à lancer des pierres sur le véhicule, à le secouer en criant : « À mort le tyran ! »
Moi, menacé par des citoyens français et protégé par un officier étranger !
La voiture repart, s'arrête peu après. Un cavalier s'approche. La région tout entière est parcourue, dit-il, par des agents de Paris qui veulent tuer l'Empereur. On affirme qu'ils sont envoyés par le prince de Bénévent. On attend un certain Maubreuil, qui doit recruter des assassins, monter un guet-apens entre Aix et Fréjus.
Talleyrand le Blafard qui veut ma mort.
Napoléon descend de voiture, passe une redingote bleue, coiffe un chapeau rond et arbore une cocarde blanche. Puis il saute en selle. Il va parcourir ces routes seul, traversant Lambesc, où un groupe l'interpelle :
- Où est la voiture de l'Empereur ?
Il fait un geste vague, pique des éperons.
Je ne mourrai pas ainsi, comme un animal qu'on traque.
Il galope jusqu'à Saint-Cannat.
Jadis, il avait remonté ces routes porté vers la gloire. On criait : « Vive le général Bonaparte ! »
Et maintenant, il refuse de manger le dîner qu'on lui prépare parce qu'il craint d'être empoisonné, qu'on lui confirme que Maubreuil, l'agent de Talleyrand, serait posté en embuscade sur le chemin de Fréjus.
Il doit vivre. Il ne veut pas être égorgé par des enragés, des spadassins. Il regarde le général Koller. Il va revêtir l'uniforme autrichien, monter dans la voiture de ce commissaire. Ainsi, on déjouera les assassins.
À Saint-Maximin, il convoque le sous-préfet.
- Vous devez rougir de me voir en uniforme autrichien, dit-il. J'arrivais avec pleine confiance au milieu de vous, tandis que j'aurais dû emmener avec moi six mille hommes de ma Garde. Je ne trouve ici que des tas d'enragés qui menacent ma vie.
Il veut repartir aussitôt, gagner le département du Var, où on lui dit que les royalistes ne rencontrent que peu d'écho. Il passe dans sa voiture, regarde ce ciel limpide sous lequel il a chevauché de Toulon à Nice et lorsqu'il a débarqué à Fréjus, venant d'Égypte.
Tous ces souvenirs lui donnent la nausée.
Et voici Pauline, qui réside dans le château de Bouillédou, proche de Lucques.
Elle sanglote. Elle ne veut pas le voir ainsi déguisé en Autrichien. Il jette ses vêtements, revêt sa tenue de chasseur de la Garde, la serre enfin contre lui, la plus belle de ses sœurs. Ils parlent sans fin. Ils retournent à leurs origines, une île, Elbe, si proche de la Corse. Elle l'interroge, mais quand elle parle de Marie-Louise et du roi de Rome, il ne répond pas.
Il ne veut pas dire qu'il craint de ne plus les revoir.
Ils évoquent leurs frères, Jérôme, Joseph, qui ont, dit Pauline, l'intention de se rendre en Suisse, où Louis serait déjà arrivé. Leur mère est partie avec le cardinal Fesch pour Rome, où se trouve sans doute Lucien. Élisa est peut-être à Bologne. Caroline...
Il fait un geste. Il ne veut pas qu'on mentionne l'épouse de Murat, celle qui a poussé sûrement le roi de Naples à la trahison.
Pauline, en sanglots, dit qu'elle veut se rendre à l'île d'Elbe, vivre avec lui. Pauline la fidèle, alors que presque tous l'ont trahi. Il l'embrasse. Au bout de son destin, il retrouve la sœur qu'il aimait le plus. Comme si rien n'avait pu changer cela, presque comme si rien n'avait eu lieu dans leurs vies.
Le mercredi 27 avril 1814 à onze heures, il entre dans l'auberge du Chapeau Rouge, à Fréjus.
Rien n'a changé depuis ce mois d'octobre 1799 où, débarquant d'Égypte, il pénétrait dans cette salle, général maigre et déterminé, brûlé par le soleil, ayant échappé par miracle aux frégates anglaises.
Et aujourd'hui, c'est sur l'une d'elles, qu'il voit depuis la fenêtre de sa chambre mouiller dans la baie, qu'il va rejoindre l'île d'Elbe.
Il donne l'ordre de faire monter ses bagages à bord de l'Undaunted.
Une frégate française aurait dû assurer son transport, mais elle n'est pas encore arrivée, et après tout il se sent plus en sécurité à bord d'un navire anglais que sur un bateau où, peut-être, se sont glissés dans l'équipage des assassins que le comte d'Artois ou le prince de Bénévent ont pu recruter.
Il fait quelques pas sur les quais du port. La foule l'entoure avec respect.
Dans sa chambre, il reste longuement à la fenêtre. La mer. Si souvent il a longé ces côtes. Reconnaîtra-t-il encore, si la frégate passe la Corse, le parfum de l'île ?
Il aimerait revivre tout cela avec sa femme et son fils. En leur compagnie, il pourrait trouver la paix, dans ces paysages qui sont les siens.
Il commence à écrire.
« Ma bonne Louise,
« Je suis arrivé à Fréjus il y a deux heures. J'ai été très content de l'esprit de la France jusqu'à Avignon. Mais depuis Avignon, je les ai trouvés fort exaltés contre. J'ai été très content des commissaires, surtout du général autrichien et du Russe, fais-le savoir à ton père.