« Je fais arranger un assez joli logement avec un jardin et en très bon air. Ma santé est parfaite, l'île est saine, les habitants paraissent bons et le pays est assez agréable. Il me manque d'avoir de tes nouvelles et de te savoir bien portante ; je n'en ai pas reçu depuis le courrier que tu m'as expédié et qui m'a rejoint à Fréjus.
« Adieu, mon amie, donne un baiser à mon fils et ne doute jamais de ton
« Nap. »
Il reste un instant prostré.
Ce silence de Marie-Louise, cette ignorance où on le tient sur le sort de son fils, cette cruauté barbare avec laquelle on le sépare des siens le révoltent et l'accablent.
Que veulent-ils ? les Bourbons, les Autrichiens ?
Déjà des informateurs assurent qu'autour de Louis XVIII et du comte d'Artois on prépare des projets pour son enlèvement, son assassinat. N'ont-ils pas fait célébrer, à Paris, des messes solennelles en souvenir de Cadoudal, de Pichegru, et même du feld-maréchal Moreau !
Le général Dupont a nommé comme gouverneur de la Corse le chevalier de Bruslart, un chouan, un complice de Cadoudal, un homme qui a mené une guerre de bandes en Normandie durant plusieurs années et qui ne rêve, dit-on, que de m'assassiner.
Même ici, je les gêne. J'incarne une autre France alors que Louis XVIII a constitué une Maison militaire composée d'émigrés qui ont tous servi dans les armées étrangères ! Que peuvent penser mes soldats de cela, de cet ordre de la Légion d'honneur qui est présidé par un homme qui les a combattus dans les rangs de leurs ennemis !
Il veut chasser ces pensées, et chaque soir il chevauche, en compagnie d'un officier d'ordonnance, sur les chemins de l'île, inspectant les forts, se rendant à Marciana Marina ou à Marina del Campo, des ports situés loin de Portoferraio.
Il faut qu'il soit en mouvement. Il faut qu'il donne audience tout l'après-midi. Il a besoin de voir des gens, de sentir la vie de l'île et du monde, de recevoir les visiteurs, souvent des Anglais qui, respectueusement, viennent lui rendre visite, l'interroger.
Il lit l'étonnement sur le visage de ces membres du Parlement de Londres, Fazakerley et Vernon, qui viennent d'entrer dans le jardin des Mulini. L'activité bruissante de ce « palais », l'étiquette, les uniformes chamarrés, la foule des domestiques, près d'une centaine, les grenadiers qui montent la garde, la Cour ainsi reconstituée les surprennent. Napoléon parle longuement avec eux, sur le ton détaché d'un chroniqueur. Mais ses campagnes, son œuvre ne font-elles pas déjà partie de l'Histoire ?
- Je voulais faire de grandes choses pour la France, dit-il, mais j'ai toujours demandé vingt ans. Il me fallait vingt ans pour réaliser mon système.
Il se lève, les entraîne vers l'esplanade.
- En France, dit-il, la queue est bonne, la tête mauvaise. En Angleterre, la tête est bonne, la queue médiocre. L'Angleterre joue aujourd'hui le premier rôle, mais son tour viendra : elle tombera comme tous les grands Empires. Mais la France n'est pas épuisée. J'ai toujours ménagé ses ressources, j'ai tiré des soldats de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne pour épargner la France, j'ai levé des contributions partout, pour le même objet. Vous aurez vu dans les provinces une jeunesse abondante, l'agriculture améliorée, des manufactures florissantes.
Et il veut, ici, dans l'île, changer les habitudes. Il a introduit la pomme de terre, fait planter les châtaigniers sur les faces nord des collines, et des oliviers et de la vigne sur les pentes exposées au sud. Il ouvre des routes, oblige chaque habitant à avoir des latrines.
- J'agis, je transforme, dit-il.
Il leur fait visiter les Mulini, sa « bicoque ». Ce n'est pas un palais, mais qu'importe ?
- Moi, je suis né soldat ; j'ai régné pendant quinze ans, je suis descendu du trône. Eh bien, quand on a survécu aux malheurs humains, il n'y a qu'un lâche qui ne puisse pas les supporter. Ma devise, ici ? Napoleo ubiscumque felix.
Quand les audiences sont terminées, il chevauche à nouveau sur les sentiers. Il chasse et, au crépuscule, va jusqu'à l'ermitage de la Madone, au Monte Giove, parce que dans le silence de cette forêt de châtaigniers et l'air vif de la cime il s'apaise. Il reste ainsi de longs moments à contempler le coucher du soleil et la Corse qui se découpe sur l'horizon rouge. Puis il passe la nuit dans la cellule de l'ermitage.
Un matin, le général Bertrand le rejoint. Madame Mère est arrivée. Elle est furieuse, explique le grand maréchal du Palais, de ne pas avoir été accueillie à Portoferraio par l'Empereur.
Il est ému. Sa mère près de lui dans une île, comme aux premiers temps de sa vie, sur cette autre île que le soleil levant estompe.
Il se précipite. Elle est devant lui enfin, dans sa longue robe sombre, raide et sévère, toujours comme un éclat de rocher noir, plus maigre, avec plus d'inquiétude dans le regard, et des cheveux blancs. Il se voit dans son regard. Elle doit se souvenir de l'enfant, de l'homme jeune, de l'Empereur, et elle voit un homme qui va avoir quarante-cinq ans dans quelques jours et qui est devenu gros, si bien qu'il semble courtaud, massif, presque une boule ronde avec ses cheveux rares.
Il l'embrasse, l'installe dans la plus belle maison de Portoferraio, et tous les soirs il descend des Mulini pour la retrouver. Ils vont, assis côte à côte, se promener en voiture, puis ils s'installent aux Mulini sur la terrasse. Il joue avec elle aux reversi. Elle manie les cartes avec dextérité, mais il ne peut admettre qu'elle gagne. Il triche. Il compte les points. Et c'est lui qui l'emporte.
Est-elle dupe ?
Il se lève, la raccompagne. Il aime sa voix un peu rauque qui murmure : « Addio, mio caro figlio. »
Parfois il invite les notables de l'île pour une soirée. Il va de l'un à l'autre, s'incline devant les femmes qui, timides, essaient gauchement dans leur élégance empruntée de faire une révérence.
C'est une vie. Sa vie, désormais.
Mais, quand il se retrouve seul, l'amertume lui serre la gorge. Il ne regrette ni le parterre de rois, ni l'or des Tuileries, ni même les jolies femmes qui s'offraient à lui. Mais il a un fils et une épouse. Que vaut la vie si même cela lui est retiré ?
Il n'a reçu qu'une lettre de Marie-Louise. Elle lui annonce son départ pour Aix-les-Bains. Il enrage. Mais il doit se maîtriser, essayer de la convaincre, alors qu'elle est entourée par tous ceux qui veulent l'éloigner de lui, lui voler son fils.
« Je pense, écrit-il, que tu dois le plus tôt possible venir en Toscane, où il y a des eaux aussi bonnes et de même nature que celles d'Aix en Savoie. Cela aura tous les avantages. Je recevrai plus souvent de tes nouvelles, tu seras plus près de Parme, tu pourras avoir ton fils avec toi et tu ne donneras d'inquiétude à personne. Ton voyage à Aix n'a que des inconvénients. Si cette lettre t'y trouve, n'y prends qu'une saison et viens pour ta santé en Toscane.
« Ma santé est bonne, mes sentiments pour toi les mêmes, et mon désir de te voir et de te le prouver très grand.
« Adieu, ma bonne amie. Un tendre baiser à mon fils. Tout à toi.
« Nap. »
La chaleur de cet été qui s'installe. Tout est ralenti. Il monte souvent à l'ermitage de la Madone du Monte Giove, et ce n'est qu'en fin de journée qu'il descend voir sa mère, installée dans le village de Marciana Alta.
Il lit les journaux qui arrivent jusqu'à Piombino et que des navires déposent par lots à Portoferraio. Le Morning Chronicle et Le Journal des débats sont les plus intéressants. Il reçoit aussi de Maret, resté à Paris, ou bien par les lettres destinées aux soldats de la Garde et qu'il a obtenu qu'on lui communique, des informations directes sur ce qui se passe en France.