Il s'indigne. Il a suffi de quelques semaines pour que les Bourbons montrent leur vrai visage.
Ils n'ont rien compris à la nouvelle France que j'ai bâtie ! Le maréchal Soult, mon duc de Dalmatie, pour les servir, veut faire élever un monument à la gloire des chouans. Il lance une souscription pour les « martyrs de Quiberon » ! Et les prêtres, comme les aristocrates, remettent en question la vente des biens nationaux ! Que peuvent penser tous ceux, paysans, bourgeois, qui ont acquis des terres, des maisons de nobles et des biens ecclésiastiques ?
Il a un sentiment de dégoût. Ces journaux sont pleins d'insultes contre lui. On l'accuse d'amours incestueuses avec Pauline, parce qu'on a appris qu'elle a passé deux jours dans l'île ! On dit même qu'elle est comme lui, à cause de lui, atteinte de la « maladie du vice » et qu'elle doit être soignée pour cela. Et lui-même est fou à cause de ce mal vénérien !
Il éprouve des nausées à regarder ces caricatures où on le représente en train de « vomir » ce qu'il a avalé : pays, trônes, biens, richesses, et qu'il est malade malgré les « bains de sang » dans lesquels il se plonge !
Ceux qui le calomnient ainsi, si bassement, dans sa vie privée, ne peuvent que vouloir le tuer, l'entourent d'espions.
Il sursaute en apprenant que Talleyrand le Blafard, prince de Bénévent, a fait nommer comme consul de France à Livourne, qui n'est qu'à cinq heures de mer de Portoferraio, le chevalier Mariotti. Il se souvient de ce Corse qui a été préfet de Police à Lucques pour la princesse Élisa puis qui a trahi la souveraine, soulevé les garnisons de la principauté en faveur des Bourbons.
Talleyrand, qui a déjà voulu me faire assassiner par Maubreuil, songe-t-il à me faire enlever ici, parce qu'il pressent ce que vont penser dans quelques mois les Français ?
Avec le chevalier de Bruslart comme gouverneur de la Corse et Mariotti à Livourne, les Bourbons me prennent en tenaille. Ils veulent m'étrangler. Ils ne versent pas la rente de deux millions de francs fixée par le traité. C'est ma mort qu'ils souhaitent !
Il faut donc se battre, organiser mon propre réseau, envoyer en Italie mes espions, rassembler des informations afin de pouvoir me défendre, agir.
Et pour cela suivre l'évolution de l'opinion, lire.
Mais, tout à coup, quelques lignes dans Le Journal des débats qui le terrassent. Le journal est paru il y a plusieurs semaines déjà, mais cette mort qu'il annonce est pour moi d'aujourd'hui, dans ce plein été 1814.
Joséphine est morte le 29 mai.
Il ne bouge pas. Il ne sort plus durant deux jours.
Sa vie défile, toute ma vie liée à elle.
Il oublie ce qu'il a lu et qui accompagne l'annonce de sa mort : qu'elle l'a trahi aussi, en recevant chez elle à la Malmaison le tsar Alexandre, l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse ; que ces souverains ont dansé avec elle, qu'elle a présidé des dîners en leur honneur, qu'elle a présenté Hortense et Eugène au tsar afin qu'il les recommande à Louis XVIII.
C'est vrai qu'elle a fait cela, mais elle est morte. Elle avait souffert par lui, même s'il avait toujours essayé de la protéger, même si, déjà, elle l'avait trahi avec tant d'autres.
Il laisse entrer Bertrand. Il dit :
- Pauvre Joséphine, elle est bien heureuse maintenant.
Puis, comme pour lui-même, il ajoute :
- En somme, Joséphine m'a donné le bonheur, et elle s'est constamment montrée mon amie la plus tendre. Aussi, je lui conserve les plus tendres souvenirs et la plus vive reconnaissance.
Il soupire, sort sur l'esplanade pour la première fois depuis deux jours. Il regarde l'horizon.
- Elle était soumise, dévouée, complaisante aussi, elle mettait ces dispositions et ces qualités au rang de l'adresse politique dans son sexe.
Il s'en va seul marcher sur ce sentier qui domine la mer.
Il a quarante-cinq ans ce 15 août 1814.
Joséphine et tant sont morts déjà. Pourquoi vit-il ?
Il accueille sa mère et ses invités, les notables de l'île, dans la maison des Mulini. On le félicite en ce jour de fête. Mais il est sombre, silencieux. Il faut pourtant présenter ses hommages aux dames de l'île, à l'épouse du grand maréchal du Palais, la comtesse Bertrand. Mais après quelques instants il se dirige vers le piano, joue quelques notes. C'est sa manière d'annoncer qu'il va se retirer dans ses appartements, quelques chambres modestes et une salle de bains. Au-dessus de la baignoire, il a fait placer une mosaïque romaine représentant une femme alanguie.
Pourquoi est-il seul ?
« Ma bonne Louise,
« Je t'ai écrit souvent. Je suppose que tu as fait de même, cependant je n'ai reçu aucune de tes lettres depuis celle de quelques jours de ton départ de Vienne. Je n'ai reçu aucune nouvelle de mon fils. Cette conduite est bien bête et atroce.
« Madame est ici et se porte bien. Elle est bien établie. Je suis bien portant. Ton logement est prêt et je t'attends dans le mois de septembre pour faire la vendange.
« Personne n'a le droit de s'opposer à ton voyage. Je t'ai écrit là-dessus. »
Mais si c'était elle qui refusait de me rejoindre ? Elle, si faible, si influençable, que les gens de Vienne ont dû circonvenir.
Il reprend :
« Viens donc. Je t'attends avec impatience. Tu sais tous les sentiments que je te porte. Je ne t'écris pas plus au long, puisqu'il est possible que cette lettre ne te parvienne pas. La princesse Pauline sera ici au mois de septembre.
« Voilà ta fête. Je te la souhaite bonne. Plains-toi de la conduite que l'on tient, empêchant une femme et un enfant de m'écrire. Cette conduite est bien vile.
« Addio, mio bene.
« Nap. »
23.
Il ressent le besoin de s'isoler, loin de la chaleur et des rumeurs du bord de mer. Il quitte les Mulini, s'installe à l'ermitage de la Madone, et souvent seul parcourt les pentes du Monte Giove. Il reste quelquefois plusieurs heures sur la plate-forme rocheuse d'où l'on domine tout le paysage. La Corse s'embrase dans le couchant. Les îlots de Capraia et de Montecristo sont comme des diamants noirs sertis dans la plaque d'argent de la mer.
Le soir, il descend par le chemin muletier jusqu'à la maison de Marciana Alta où réside sa mère.
Elle est là, assise dans le jardin, le dos droit, immobile comme l'axe de ma vie qui, après tant de détours, se referme ici, avec elle, dans l'insularité de mon enfance.
Il demeure silencieux en face d'elle.
Parfois elle pose une question brève. Mais jamais elle n'évoque Marie-Louise et mon fils. Elle parle des frères et des sœurs, Lucien est installé à Rome. Elle lui écrit. Elle explique qu'il dispose d'une fonderie et voudrait acheter du minerai de fer de Rio Marina. Jérôme est à Trieste, Élisa est réfugiée à Bologne et la police autrichienne les surveille. Louis est à Rome avec son oncle le cardinal Fesch. Joseph s'est installé au bord du lac Léman, dans son domaine de Prangins. Il écrit, fait passer des informations par l'intermédiaire de messagers. Il annonce que Bruslart recrute une bande d'assassins corses avec mission de pénétrer dans l'île d'Elbe et de tuer l'Empereur.
Napoléon écoute sa mère. Elle voudrait reconstituer les liens familiaux entre eux tous. Pauline doit arriver de Naples, répète-t-elle. Elle évoque Caroline, s'essaie à la disculper, et elle plaide pour Murat.
Il écoute, approuve. Il peut avoir besoin de Murat. Le roi de Naples a trahi, mais les hommes faibles sont le jouet des circonstances.