Il remonte dans l'ermitage et commence à écrire.
« Ma bonne amie,
« Je suis ici dans un ermitage de six cents toises au-dessus de la mer, ayant le coup d'œil de toute la Méditerranée, au milieu d'une forêt de châtaigniers. Madame est dans le village, cent cinquante toises plus bas.
« Ce séjour est très agréable. Ma santé est fort bonne, je passe une partie de la journée à chasser.
« Je désire bien te voir et aussi mon fils. Je verrai avec plaisir Isabey. Il a ici de très beaux paysages à dessiner.
« Adieu, ma bonne Louise. Tout à toi, ton
« Nap. »
Il regarde autour de lui. Le soleil entre par de grands pans éblouissants dans la pièce. Dehors, des grenadiers traînent sur l'aire un mulet mort durant la nuit.
Il observe tout cela et le changement de lumière sur l'horizon.
Parfois il a le sentiment que toutes les choses se valent, qu'il faut la même énergie pour faire placer dans l'écurie une petite pompe afin que les mulets ne risquent pas d'être noyés que pour préparer une bataille.
Il est ainsi fait qu'il voit tout, qu'il veut mettre de l'ordre, et ne peut accepter la confusion, le chaos, le laisser-aller.
« Monsieur le Comte Bertrand, écrit-il, il me manque trois volets pour les fenêtres de ma chambre. Il faut envoyer trois rideaux pour la chambre de Madame, les tringles y sont, envoyez-nous aussi des feux, pincettes, pelles...
« Je crois vous avoir mandé d'écrire à la princesse Pauline de ne pas amener de maître de piano, mais seulement un bon chanteur et une bonne chanteuse, vu que nous avons ici un bon violon et un bon pianiste. »
Il s'arrête d'écrire.
Peut-il finir sa vie ici ? Sous la menace des assassins, dans la pauvreté, car il ne reçoit rien de la rente qu'on doit lui verser, et alors que « je suis regretté et demandé par toute la France », déjà !
Il sait que partout dans les casernes les soldats ont fêté, malgré les consignes reçues, la Saint-Napoléon, et piétiné la cocarde blanche.
Il regarde le paysage. Parfois il lui semble que cette plate-forme rocheuse a la forme d'un aigle aux ailes déployées.
La nuit du 1er septembre, on le réveille. Un bateau vient de jeter l'ancre dans le golfe de Portoferraio, mais a choisi de s'abriter dans une crique, loin du port.
Il s'habille à la hâte, fait seller sa jument blanche et descend le long du sentier jusqu'au col de Procchio. Il voit de loin arriver les cavaliers, la voiture, les deux mulets qui avancent lentement.
Il savait que Marie Walewska voulait lui rendre visite, et il avait donné son accord à son frère, le major polonais Teodor Walewski. Mais maintenant qu'il attend, marchant à la rencontre de la voiture, il est préoccupé. Peut-être a-t-il cédé à un mouvement irréfléchi. Si les espions autrichiens apprennent la venue de Marie Walewska, ils en tireront parti contre lui, et l'Impératrice trouvera là un prétexte ou un argument.
Mais il est aussi impatient et ému. Pourquoi aurait-il refusé cette visite, celle d'une femme qu'il n'a pas reçue à Fontainebleau à la veille de son abdication, qui est aussi la mère d'un enfant de lui ? N'a-t-il pas assez sacrifié à la raison politique ?
La voiture s'arrête. On élève la lanterne. Il les voit, elle dans la pleine beauté d'une femme de presque trente ans, et lui, Alexandre, l'enfant, des boucles blondes, comme le roi de Rome, et ce profil qui est le mien.
Il s'assied près d'elle. Cela fait des années qu'il ne la côtoie plus.
Il lui prend la main, puis il caresse la tête de l'enfant. Il éprouve une grande émotion mais en même temps, sera-ce désormais toujours ainsi, il n'est pas tout entier dans le désir, dans l'affection, dans les questions qu'il pose à l'enfant ensommeillé.
Il s'entend. Il se voit. Il est le témoin de ce qu'il fait et dit.
Elle le questionne de sa voix chantante marquée par l'accent polonais, et il se sent enveloppé par le souvenir. Il prend son fils contre lui, le soulève pour le porter jusqu'à l'ermitage, où il a fait préparer les chambres, alors que lui-même dormira sous la tente.
Mais pourquoi resterait-il seul ainsi ? Quel serait le sens de cette privation ? La vie doit être prise à bras-le-corps quand elle s'offre.
Il sort de la tente, se dirige vers l'ermitage.
Et quand l'aube blanchit le ciel il quitte la chambre de Marie Walewska pour demeurer longuement face à l'horizon.
Alors qu'elle dort encore, il voit s'avancer sur le sentier un officier de la Garde qui arrive de Portoferraio avec une lettre du général Drouot.
Il la lit en marchant à grands pas sur la plate-forme. Toute la population du port est persuadée que l'Impératrice et le roi de Rome sont arrivés dans la nuit, et qu'ils vont séjourner sur l'île aux côtés de l'Empereur. Dès lors que cette rumeur s'est répandue, elle ne pourra qu'être connue des espions qui grouillent dans l'île.
Il froisse le message de Drouot. Il s'enfonce dans la petite forêt de châtaigniers. Il se sent entravé, prisonnier, contraint de tenir compte de l'opinion de la population de cette île qui épie et cancane comme celle d'un village corse.
Il n'est plus l'Empereur qui pouvait imposer à tous sa manière de vivre. Et tous acceptaient. Maintenant, il craint les décisions de Vienne, les réactions de Marie-Louise, les bavardages des Elbois, auxquels il a prêché la vertu.
Perdre la puissance, c'est se soumettre aux autres. Il est humilié mais, s'il veut espérer revoir Marie-Louise et son fils, il doit accepter la prudence.
Il a pris sa décision. Il assiste au dîner avec Marie Walewska, il applaudit aux danses et aux chansons qu'interprètent des officiers polonais. Il caresse le visage d'Alexandre. Et cette dernière nuit, il retrouve Marie. Mais il ne peut accepter, comme elle le désire, qu'elle reste dans l'île. Il refuse les bijoux qu'elle veut lui donner, parce que le « ministre des Finances » Peyrusse lui a confié que les ressources de l'Empereur s'amenuisent.
Elle écoute dignement, les larmes dans les yeux.
C'est, il en a conscience, la femme la plus noble, la plus généreuse qu'il ait connue.
Elle ne demande que le droit de l'aimer.
Et il la repousse.
Il la voit partir alors que se déchaîne un orage et que le vent souffle en tempête. Elle doit embarquer à Marciana Marina, mais il devine dans la lueur des éclairs le navire qui met à la voile, s'éloigne sans doute pour contourner l'île, se mettre ainsi à l'abri du vent.
Tout à coup, il hurle, appelle un officier d'ordonnance, demande à ce qu'on rejoigne la comtesse et son fils, qu'on leur interdise d'embarquer avant que la tempête soit calmée.
Il regarde le cavalier s'éloigner dans les bourrasques.
Marie Walewska a traversé l'île jusqu'à Porto Longone, explique l'officier à son retour. Napoléon s'élance sous l'averse. Il galope jusqu'au port, poussé par le vent et les rafales.
Voici enfin devant lui l'ample rade au fond de laquelle brillent les quelques lumières de Porto Longone. Il n'y a pas de navire.
Il descend jusqu'au port. Ils ont embarqué, lui explique-t-on. Elle avait, a-t-elle dit, l'autorisation de l'Empereur. Et le navire a aussitôt levé l'ancre.
Tout est bien, murmure-t-il.
Il remonte lentement vers l'ermitage. La pluie tombe dru et droite. Le vent a cessé.
Lorsqu'il parvient sur la plate-forme rocheuse, à l'ermitage, le ciel est dégagé, l'horizon clair.
Il donne des ordres. Il sait qu'il ne reviendra plus ici. Où elle a été. Où elle n'est plus.
24.
Il retrouve avec plaisir les Mulini. Il fait moins chaud. Il chasse. Il crée une réserve de gibier au bout du petit cap Stella. Il aperçoit dans sa lunette un îlot à une vingtaine de milles au sud. Il donne aussitôt des ordres pour qu'on arme l'Inconstant. Il veut visiter cette terre abandonnée. Il arpente cet îlot de Pianovo, installe une petite garnison, des familles italiennes qui sont chargées de le défricher. Il voudrait transformer l'île d'Elbe, développer les mines de fer, les carrières de marbre, l'agriculture, les routes. Il veut chaque soir être écrasé par la fatigue d'une journée où, à chaque instant, il a galopé, décidé, agi.