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Mais il n'oublie pas.

- Ma femme ne m'écrit plus, dit-il à Bertrand. Mon fils m'est enlevé comme jadis les enfants des vaincus pour orner le triomphe des vainqueurs. On ne peut citer dans les temps modernes l'exemple d'une pareille barbarie.

Il a appris que l'empereur François fait ouvrir les lettres qu'il écrit à Marie-Louise, et qu'il interdit à sa fille de répondre.

Que sont ces gens-là ?

Il a le sentiment d'avoir été dupé, ou de s'être trompé, ce qui est pire. Mais il ne peut renoncer. C'est mon fils, c'est mon épouse. Il faut donc solliciter, et les mots qu'il écrit au grand-duc de Toscane lui font mal.

« Monsieur mon frère et très cher oncle, n'ayant pas reçu de nouvelles de ma femme depuis le 10 août, ni de mon fils depuis six mois, je charge le chevalier Colonna de cette lettre. Je prie Votre Altesse royale de me faire connaître si elle veut permettre que je lui adresse tous les huit jours une lettre pour l'Impératrice et m'envoyer en retour de ses nouvelles et les lettres de Mme la comtesse de Montesquiou, gouvernante de mon fils. Je me flatte que, malgré les événements qui ont changé tant d'individus, Votre Altesse royale me conserve quelque amitié. Si elle veut bien m'en donner l'assurance, j'en recevrai une sensible consolation. »

Mais il n'y a pas de réponse. On l'a mis au ban de l'Europe.

Et qui ? Talleyrand ! Le prince de Bénévent intrigue au Congrès de Vienne. Les journaux rapportent ses exploits. Il n'a que les mots de « souverain légitime » à la bouche. Il veut « être bon Européen ». Combien reçoit-il de pots-de-vin, ce vénal Blafard, pour s'entendre avec l'Angleterre et l'Autriche contre la Prusse et la Russie ?

Mais c'est moi qu'il poursuit de sa haine. Tout le Congrès bavarde, me confirment les lettres des informateurs, à l'idée de m'éloigner encore de l'Europe. On parle des Açores parce que, aurait dit Talleyrand, « c'est à cinq cents lieues d'aucune terre ». On a peur de moi. On invente des prétextes.

Il lit, dans Le Journal des débats, cette note : « On dit qu'on a arrêté en Italie quelques agents ou émissaires de Bonaparte et qu'en conséquence il sera transféré à l'île de Sainte-Hélène. »

Il montre le journal à Bertrand :

- Croyez-vous qu'on puisse me déporter ? Jamais je ne consentirai à me laisser enlever.

Mais ils ont si peur de mon nom, de mon souvenir. Mon ombre seule les terrorise.

Il marche sur les quais de Porto Longone. Il s'est installé là pour quelques jours, dans l'ancienne citadelle espagnole qui défendait le golfe. Il veut, dit-il à Bertrand et à Drouot, qu'on renforce l'artillerie de tous les forts de l'île, qu'on multiplie les exercices, qu'on achète des cartouches, du blé à Naples.

- J'ai reçu du roi de Naples une lettre fort tendre, dit-il. Il prétend m'avoir écrit plusieurs fois, mais j'en doute ; il paraît que les affaires de France et d'Italie lui montent à la tête.

Il a un haussement d'épaules.

Murat sait bien qu'au Congrès de Vienne Talleyrand s'emploie à le faire détrôner. Alors, il se rapproche de moi. Il tremble pour sa couronne. Il devine, lui aussi, que les émigés rentrés en France vont dresser le pays contre eux. Le nouveau ministre de la Guerre, Soult, mon duc de Dalmatie, dans sa rage d'être servile, vient de nommer au grade de général uniquement des chouans, des émigrés, qui ont combattu leur pays. Il fait arrêter le général Exelmans, un héros de la campagne de Russie et de la campagne de France, au seul prétexte qu'il a écrit au roi de Naples. Soult veut obliger tous les demi-solde à résider au lieu de leur naissance pour mieux les surveiller. Mais cela n'est rien encore : on veut restituer aux émigrés leurs biens, devenus nationaux, dès lors qu'ils n'ont pas encore été vendus. De quoi faire trembler paysans et bourgeois.

Napoléon s'arrête, fixe Drouot et Bertrand.

- Le gouvernement des Bourbons ne convient plus à la France, dit-il. Cette famille n'a que de vieilles perruques pour elle. Mais puisque la politique est allée déterrer Louis XVIII, il aurait dû se coucher dans mon lit tel qu'il le trouvait fait. Il s'est conduit autrement, et il en résultera qu'il ne vivra jamais en paix !

Puis il entraîne le général Drouot.

- Je vous recommande de porter la plus grande attention à ce que les certificats des grenadiers qui s'en vont soient faits à leur avantage pour ceux qui sont bons sujets.

Drouot approuve. Mais il avoue son inquiétude. Les soldes vont être versées avec retard.

Les Bourbons m'étranglent en n'honorant pas les clauses financières du traité de Fontainebleau. On me vole mon fils et mon épouse. On veut me déporter, m'assassiner. Et on veut m'empêcher de continuer à vivre ici.

Le piège est habile. C'est ma mort qu'on veut.

Il reprend de la même voix calme :

- On n'oubliera rien pour témoigner ma satisfaction à de braves soldats qui m'ont donné tant de preuves de dévouement. Faites imprimer ici un modèle de certificat. Vous y ferez mettre mes armes au milieu ; vous effacerez cette formule de souverain de l'île d'Elbe, qui est ridicule.

Il faut pourtant donner le change, jouer le jeu de celui qui accepte son sort et ne devine pas ce que sont les inventions de ses adversaires. Il faut recevoir comme dans la capitale d'un royaume la princesse Pauline, qui arrive de Naples sur le brick l'Inconstant.

Que la population de Portoferraio pavoise, que l'artillerie des forts Stella et Falcone salue l'arrivée de ma sœur !

Elle loge au premier étage du « palais » des Mulini, et elle crée autour d'elle une atmosphère de fête et de plaisirs. Elle organise, à son habitude, des soirées musicales et des bals masqués. Cela distrait et sert aussi de paravent.

Je suis ce souverain de l'île d'Elbe qui s'amuse et oublie qu'il a été l'Empereur des rois.

Il dicte : « Les invitations devront s'étendre sur toute l'île, sans cependant qu'il y ait plus de deux cents personnes. Il y aura des rafraîchissements sans glace, vu la difficulté de s'en procurer. Il y aura un buffet qui sera servi à minuit. Il ne faudrait pas que tout cela coutât plus de mille francs. »

Parce qu'il faut aussi penser à cela maintenant, à l'argent qui manque.

Mais on danse, on chante, on applaudit les pièces de théâtre que Pauline monte et interprète en compagnie des officiers de la Garde. Elle est belle, enjouée lorsqu'elle s'avance sur la petite scène de cette pièce aménagée en théâtre et qu'elle déclame dans le rôle principal des Fausses Infidélités ou des Folies amoureuses.

Et puis elle sait s'entourer de quelques jolies femmes qui rappellent, sous sa direction, cette grâce piquante des palais de Paris.

Napoléon, quand sa sœur les présente, sourit ; il oublie quelques instants ce qui l'oppresse. Ainsi, ce Corse, que Drouot vient de faire arrêter et qui avoue avoir été payé par le chevalier de Bruslart pour assassiner l'Empereur. Qu'en faire ? L'exécuter ? Le renvoyer avec mépris et se rendre comme si de rien n'était au prochain bal masqué de Pauline.

Puis, le bal terminé, bavarder quelques instants avec Mme Colombani ou Mme Bellini, ou Mlle Le Bel. Toutes, elles sont consentantes. Elles s'offrent. Il se souvient de Lise Le Bel qui, autrefois, à Saint-Cloud, avait passé quelques nuits avec lui, mais il ne retrouve pas cette joie qu'il avait éprouvée alors à voir entrer dans sa chambre cette petite jeune femme de dix-sept ans. Aujourd'hui, aux Mulini, il découvre une rouée avide qui cherche à obtenir quelques avantages pour ses proches.